Philosophe, Jean-Claude Carrière ? Certainement pas au sens classique du terme. Rien ne lui était plus étranger, en effet, que l’esprit de système et cette façon, si propre à la pensée occidentale, de chercher à tout définir. « Dans définir, il y a finir », remarquait-il souvent, raison pour laquelle, ajoutait-il, si l’on veut rester en vie, mieux vaut « éviter de se définir ».

D’un autre côté, pourtant, on ne peut qu’être frappé, de la part d’un homme plongé très jeune dans le tourbillon du cinéma et du théâtre, par la volonté qui fut la sienne, presque immédiatement, d’inscrire sa démarche dans un horizon de sens plus vaste, de se confronter aux grands problèmes du monde. C’est ainsi que, dès 1973, il publia Le Pari, l’un des premiers livres français consacrés à l’écologie. Par la suite, et jusqu’à la fin de sa vie, son parcours prolifique de scénariste et de dramaturge fut régulièrement ponctué par la publication d’ouvrages plus réflexifs, consacrés à la science ou aux religions. On songe, en particulier, à son fameux recueil d’entretiens avec le dalaï-lama paru en 1994, intitulé La Force du bouddhisme. Il y avait bien, chez lui, une forme de quête de la sagesse, une préoccupation d’ordre « philosophique », qui en réalité irrigue toute son œuvre.

Comment tenter de la caractériser ? Peut-être précisément en partant de ce refus de tout rapport dogmatique au monde, de ce que Carrière brocardait sous l’expression de « racisme de l’intellect ». Le raisonnement par catégories toutes faites, celui qui oppose le même à l’autre, l’intérieur à l’extérieur, le dedans au dehors : voilà l’ennemi. Jean-Claude Carrière n’a eu de cesse de le combattre, livre après livre, pièce après pièce, film après film. Et pour cela, il avait une méthode : le voyage, qu’il fût réel ou imaginaire, vécu ou raconté. C’est par le voyage, en effet, le voyage toujours recommencé, que se révèlent la relativité des points de vue et la fausseté des hiérarchies préétablies. Le voyageur, à mesure qu’il s’éloigne de chez lui, fait l’expérience concrète de l’étroitesse de ses certitudes de départ, quand le sédentaire, resté à la maison, demeure campé sur ses préjugés. C’est toute la différence, dans La Controverse de Valladolid, entre Las Casas, le défenseur de la liberté des Indiens, et Sepúlveda, qui conteste jusqu’à leur humanité. Le premier a vécu des années en Amérique ; le second, en revanche, n’a jamais quitté son cabinet de travail, et c’est ce qui le rend si doctrinaire et sûr de lui. De même, dans La Conférence des oiseaux, ce recueil du grand poète persan Farid al-Din Attar transformé par Carrière en pièce de théâtre, la vérité se trouve au bout du long périple que doivent accomplir les volatiles, à travers un désert, puis sept vallées. Arrivés à destination, les oiseaux se retrouvent face à un miroir et comprennent que le roi Simurgh qu’ils cherchaient, c’était eux-mêmes : mais débarrassés de tout ce qui obscurcissait leur regard. Dernier exemple : sa fascination, partagée avec Peter Brook, pour le Mahabharata peut également être comprise à cette aune voyageuse. Cette œuvre presque infinie, quinze fois plus longue que la Bible, est comme une exploration de l’inépuisable diversité du monde : « Tout ce qui se trouve dans le Mahabharata est autre part. Ce qui n’y est pas n’est nulle part. » Un tel livre est intotalisable, et cependant il est une image de la totalité. Il est le grand désordre à travers lequel seul peut se deviner l’ordre ultime du monde, le dharma.

Élargir, indéfiniment, notre horizon, dessiller nos yeux qui menacent, en permanence, de se refermer. C’est à cette tâche interminable que Jean-Claude Carrière s’est consacré. Dans un entretien télévisé qui remonte à une dizaine d’années, on lui demanda de quel chef-d’œuvre passé il aurait voulu être l’auteur. Il répondit : les Notes de chevet de Sei Shonagon, dame de compagnie de l’impératrice consort Teishi, dans le Japon du début du xie siècle. Personne ne lui ressemblait moins, avait-il expliqué en substance, qu’une délicate jeune femme de la cour impériale japonaise, il y a plus de mille ans. Mais justement : il ne pouvait pas y avoir, pour lui, de bonheur plus grand que de parvenir à franchir la distance qui le séparait d’un être aussi éloigné. 

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