J’avais dix-huit ans quand j’ai rencontré Jean-Claude Carrière. J’étais au Conservatoire. Luis Buñuel m’avait choisie pour jouer dans Cet obscur objet du désir. Jean-Claude a changé ma vie. J’avais décidé presque du jour au lendemain d’être actrice sans savoir le faire. J’étais très timide. J’avais appris que Buñuel cherchait une actrice. Je me suis présentée au bureau de production. Quelques jours plus tard, on m’a dit que je n’étais pas retenue. Mais, peu après, le directeur de production m’a demandé au téléphone si je pouvais prendre un avion pour faire le film de Buñuel. J’ai raccroché ! Alors il est venu me voir avec des costumes, le scénario et un billet d’avion. Il m’a dit ayez confiance, allez à Madrid.

Dans l’avion, j’ai lu le scénario, il n’y avait qu’une actrice. Mais nous serions deux pour les essais, avec Angela Molina. Il fallait remplacer Maria Schneider, qui ne s’entendait pas avec Buñuel. Il voulait arrêter le film, ce qui aurait coûté très cher au producteur. Je me souviens qu’après les essais, le producteur a dit à Angela et à moi : vous le faites ! Joie intense. C’était le même rôle, mais on serait deux à l’interpréter ! Buñuel a rapatrié les décors à Paris dans les studios d’Épinay. C’est là que j’ai rencontré Jean-Claude pour la première fois. On déjeunait ensemble tous les jours. Je n’étais pas timide avec lui. Des années après, lorsque j’ai présidé la cérémonie des Césars, il a écrit un petit texte. Pas sur le cinéma et moi, mais sur ma manière de manger ! Depuis que j’ai 18 ans, il m’a toujours retiré mon assiette. C’est que je ne mange pas, j’engloutis… Il me disait : mange lentement ! Il me l’a dit lors de tous nos déjeuners pendant vingt ans. Lui adorait manger, mais à un rythme normal. C’était très drôle. Il ne comprenait pas, il n’aimait pas ne pas comprendre. Il s’exclamait : « Tu n’as pas vécu la Seconde Guerre mondiale, tu n’es pas affamée ! » Toutes ces années, on a déjeuné ensemble une fois par semaine. Je lui dois autant qu’à Buñuel. S’il avait trouvé que me choisir était une mauvaise idée, je ne serais pas là.

Égoïstement, j’étais touchée qu’il ait envie de me voir, qu’il s’intéresse à moi, qu’il me pose des questions. Pour ses 70 ans, j’ai lu un extrait de son livre Les Mots et la Chose habillée en bourgeoise buñuelienne. Parfois, entre deux répétitions d’une pièce de Pinter, j’allais le voir en costume d’infirmière très délurée sous mon grand manteau, ça le réjouissait. Quand il était malade et qu’il souffrait dans tout son corps, je venais l’amuser, lui raconter mes histoires. On riait beaucoup.

Je me souviens qu’on a fait ensemble une adaptation de Ruy Blas, puis une tournée où je jouais Bérénice. Un matin, il a décidé que Titus – Gérard Depardieu – ne me quittait pas pour le pouvoir mais pour Antiochus, interprété par Jacques Weber ! Il a écrit la scène sur un bout de table, en alexandrins bien sûr, et on l’a tournée. C’était à pleurer de rire. Ni Gérard, ni Jacques, ni moi n’y arrivions tellement on pleurait de rire. Ce bijou de cinq minutes a été filmé. On a fait Les Mots et la Chose pendant plus d’un an, et aussi des lectures de l’Ancien Testament, lui et moi étant athées… On lisait des horreurs, tous ces vieillards qui s’entretuaient !

Jean-Claude travaillait tout le temps, mais il était tout le temps disponible, c’était très étrange. Il gardait un jour par semaine qu’il barrait dans son carnet comme s’il était suroccupé. En réalité, il n’avait rien. C’était pour lui. Il pouvait décider de travailler, ou de flâner. Je ne l’ai jamais entendu dire non à quelqu’un. N’importe qui pouvait débarquer chez lui à n’importe quelle heure. Il travaillait partout, dans les taxis, dans les avions, pas forcément dans son bureau. Un lieu où se trouve un énorme placard rempli de scénarios non tournés avec tous les plus grands metteurs en scène du monde, de Milos Forman à Louis Malle, en passant par Buñuel et Oliver Stone… J’ai eu la chance de voir ces textes écrits de sa main. C’est très émouvant. S’il a créé la Fémis, c’était pour transmettre son savoir de scénariste. Mais il n’est pas arrivé à faire comprendre aux jeunes attirés par le cinéma que l’écriture du scénario était capitale, que c’était une langue en soi qui n’appartient ni à la littérature ni à aucune autre écriture. Il en souffrait beaucoup, alors qu’aux États-Unis on commençait à voir des scénarios écrits à plusieurs mains. Il n’avait pas d’élèves pour ça. C’est venu après. Alors, chez lui, c’était la queue en permanence, des jeunes de 20 ans, des plus âgés, connus ou pas. Quand il les recevait, il était le plus heureux du monde.

Avec moi, il était toujours élogieux. Il aimait me voir jouer Phèdre – même si ce rôle n’était pas pour moi –, car à ses yeux je ne massacrais pas Racine, la langue de Racine. Il suivait tout, mes activités dans le vin sur l’île de Pantelleria en Italie, ma vie privée. Dieu sait s’il était séduisant, mais nous avions un rapport filial. Il me protégeait. Je suis venue vivre chez lui et sa femme Nahal quand il est tombé malade. Je n’avais jamais fait ça pour qui que ce soit au monde. Il n’y avait pas d’ambiguïté. D’où la longévité de notre amitié. Je voulais l’amuser. Je lui voulais du bien. J’aidais Nahal à le distraire de sa douleur. Ça lui plaisait que j’aime la terre. Cette terre austère d’Italie qui produit du vin. On parlait des murs à sec qu’il montait. Pas en lamelles comme chez lui, mais en grosses pierres. Je connais sa maison depuis que j’ai 18 ans. J’ai vécu tant de dîners ici, et des concerts de musique indienne. Un soir, j’y ai vu Mishima en kimono qui buvait du saké… 

 

Conversation avec ÉRIC FOTTORINO

 

Vous avez aimé ? Partagez-le !