[Archives] Le metteur en scène britannique Peter Brook, décédé le 2 juillet à 97 ans, saluait la carrière de son ami et collègue Jean-Claude Carrière. En hommage à ces deux grandes figures du théâtre, le 1 vous propose de relire ce témoignage.
Jean-Claude était un merveilleux collaborateur sur des projets de théâtre ou de livres, sur des projets même inconnus du public. C’était un vrai ami, j’avais de la tendresse pour lui. Il a apporté tant de choses dans ma vie. Je parle d’amitié. Il y avait aussi la camaraderie, c’est-à-dire que notre relation allait au-delà du travail. On pouvait rire ensemble. Je me souviens bien sûr de notre collaboration pour Le Mahabharata. Quand il traduisait certaines œuvres, et celle-ci en particulier, ça commençait dans une langue qu’aucun de nous ne comprenait, le sanscrit ! Heureusement, il y avait une très belle traduction anglaise ! Alors Jean-Claude faisait preuve d’une qualité très rare : il écoutait avec sa sensibilité.
Je me souviens de nos voyages en Inde pour rencontrer des sages. Nous les écoutions pendant des heures et des jours. Nous avons pris des avions, puis traversé les différentes régions en taxi – les fameuses Ambassador qui parcouraient l’Inde ! Nous allions de ville en ville, de temple en temple à la découverte de ce pays qui a eu ensuite tant d’importance dans sa vie.
Chaque phrase qu’il écrivait faisait avancer l’histoire
Au moment d’écrire, Jean-Claude s’est mis à chercher dans chaque phrase son sens non seulement littéral, mais aussi et d’abord poétique. Il se demandait : qu’est-ce qui, dans cette phrase, touche notre cœur ? Il écoutait comme on écoute de la musique, il utilisait les mots comme des notes. Il s’attachait à la pureté du son autant qu’au sens, et cette pureté était à ses yeux inséparable de la simplicité. Il n’admirait pas les auteurs de théâtre qui inventaient des phrases compliquées pour impressionner les critiques. Traduire ou écrire, c’était pour lui comme regarder des partitions de Mozart, de Bach ou de Beethoven. Il était pareil à ces musiciens qui, quand ils lisent de la musique, entendent un air, une phrase. Pour que des spectateurs puissent rester des heures – neuf heures – à écouter et à regarder Le Mahabharatha – maha signifie grand, Bharata est le nom de la famille qui se déchire en deux clans –, Jean-Claude pensait qu’il ne devait pas attirer l’attention sur lui, mais au contraire devenir invisible. C’est ce que j’appelle la pureté. Quand on a commencé ce travail, j’ai apprécié cette manière qu’il avait de ne pas faire de phrases d’auteur. Chaque phrase qu’il écrivait faisait avancer l’histoire.
Lorsque j’ai écrit mon dernier livre, qu’il a ensuite traduit en français, je voulais parler de la musicalité de la phrase chez Shakespeare. Si celui qui dit la phrase, plutôt la chante, n’est pas préparé, il détruit cette qualité qui nous touche. Je voulais appeler ce livre Listen. Mais mon éditeur anglais n’a pas voulu de ce titre. Il trouvait difficile de vendre un livre dont le titre donne un ordre, comme quand on s’adresse aux enfants indisciplinés d’une classe, et il a proposé Playing by Ear ! J’ai appelé Jean-Claude, je ne voyais pas comment traduire ce nouveau titre en français, il m’a dit : « Laisse-moi jusqu’à demain. Je ne vais faire aucun effort, et la solution viendra dans la nuit. » Le lendemain matin, comme promis, il m’a rappelé. Je l’entends s’écrier : « J’ai trouvé, je crois que tu seras très content ! » Il m’a proposé : À l’écoute. C’était ça. Il a ainsi créé avec ce titre un moment suspendu. Alors, j’ai pensé à mes chats quand ils venaient sur mes genoux. Ils restaient immobiles mais au moindre petit bruit, ce n’était pas seulement leur tête ou leurs oreilles qui remuaient, c’était tout leur corps qui était à l’écoute. Comme l’était Jean Claude. Depuis que j’ai appris sa mort… c’est tellement dur à accepter. Pour moi, il est toujours là.
Conversation avec ÉRIC FOTTORINO