8 février 2021

Alice, ma vie,

Jean-Claude est mort.

Je suis à son chevet. Plutôt au pied de son lit.

Lui, étendu devant moi, comme une montagne. Majestueux. Dont l’esprit, suspendu telle la nuée au-dessus d’une cime, n’est pas encore perdu dans le ciel du néant. Il est là, aussi présent que son corps. Si présent que l’on croirait lui, Jean-Claude, en train de penser et de rêver.

Il songe, donc. Comme toujours. Comme tu le voyais aux heures de la méridienne au bord de sa piscine, à Colombières-sur-Orb. Sous le beau soleil estival. Caché sous les arbres. Assoupi. Suivant toutes nos conversations, pensant à notre scénario, méditant, rêvant… Et tout cela en même temps.

Je ne trouve pas de mots pour définir un tel état, seule cette devise d’un certain Hölderlin : « Tout homme est dieu quand il rêve, mendiant quand il pense. » Jean-Claude est les deux à la fois. Mais un dieu mortel et un mendiant immortel.

Mortel dans son silence qu’il sollicite dans l’au-delà du temps, comme pour nous révéler le vide, tel qu’il révélait dans le blanc d’entre ses mots nos rêves et nos cauchemars.

Immortel dans chacun de ses mots qu’il cherchait dans les plis du monde afin de nous laisser des livres, des films et des questionnements pour mieux nous comprendre.

Oui, vif ou mort, il songe.

A-t-il connu l’angoisse de la page blanche ? J’en doute fort. Il me le dira un jour.

En lui, ses « ouvriers invisibles », selon ses propres mots, n’ont connu ni trêve ni grève. Jamais. Et même là, ils travaillent. Toujours. Je les sens. Savent-ils que leur maître porte sa mort ? Peut-être. Sûrement. Ils le suivent pas à pas dans sa traversée de la vallée du Néant.

Je pense à notre première rencontre. C’était en Inde (2006), comme si nous nous étions donné rendez-vous dans ce pays si cher à nous deux. Oui, ici et nulle part ailleurs. Maintenant, je comprends pourquoi je n’ai pu m’approcher de lui en France, bien avant, alors que je connaissais depuis un certain temps son épouse, la merveilleuse Nahal Tajadod.

Il était ainsi décidé que je le croise sur cette terre là où je m’étais construit quelques années avant, à la même époque où lui construisait son œuvre majeure avec Peter Brook, la fameuse épopée indienne, le Mahabharata. Le connaître vingt ans après sur la même terre m’apparaît aujourd’hui une évidence – mais sans la Providence !

À peine m’étais-je présenté qu’il me raconta sa rencontre à Calcutta avec les Kabuliwallah – expression par laquelle les Indiens désignaient les Afghans. Jean-Claude était affecté de les voir si pauvres et précisait : « Trouver des mendiants exilés plus pauvres que les miséreux indiens... c’est dire leur état ! » Il les avait même dessinés dans son carnet de voyage.

Une occasion inespérée que je ne pouvais pas rater. Je lui ai alors parlé immédiatement de mon projet cinématographique, Kabuliwallah, basé sur une petite nouvelle de Rabindranath Tagore écrite en 1916. C’est l’histoire d’un exilé afghan en Inde britannique. Comme par hasard !

Dieu-mendiant qu’il était, Jean-Claude n’a pas hésité une seule seconde à me dire qu’il travaillerait avec moi sur le scénario. Ainsi commencèrent notre amitié et notre collaboration autour d’un projet mythique que tout le monde veut, mais qui n’aboutit jamais. Je le réaliserai un jour, en faisant appel à ses « ouvriers invisibles » pour m’aider.

Mais aujourd’hui, toujours étendu sur le lit de l’immortalité, il me souffle que je dois m’occuper de notre scénario L’Autre Femme, un récit dans lequel l’Inde et la France se croisent par l’intermédiaire d’un personnage qui vit en même temps à Paris et à Calcutta. Un peu comme lui-même qui, depuis quelque temps, se voyait, aussi bien dans son sommeil que dans son éveil, voyager partout dans le monde.

Et, alors même que je t’écris, il est en train de rêver – ici, devant mes yeux –, et de penser – dans l’au-delà.

« À chacun sa propre mort », criait Rilke. Dieu-mendiant ne pouvait donc s’en aller autrement que dans les songes. 

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