Pouvez-vous évoquer votre première rencontre avec Jean-Claude Carrière ?

C’est en 1986, au moment de la première cohabitation. Alain Juppé, alors ministre du Budget, décide de couper 30 % des budgets des laboratoires de recherche. Je rameute plus de deux cents collègues, on achète une grande page dans Le Monde. L’astrophysicien Michel Cassé, avec qui je travaillais, me dit que ces questions intéressent beaucoup Jean-Claude Carrière et qu’il peut nous aider. On déjeune ensemble et, au cours du repas, il nous demande si on lui consacrerait un peu de temps pour lui expliquer notre science. Cela a commencé comme ça. On a pris des rendez-vous. Il venait tous les jeudis à l’Institut d’astrophysique, boulevard Arago. Il était d’une grande ponctualité. Il posait une question, on répondait. Il nous interrogeait sur la mécanique quantique, nos réflexions évoquaient en lui des réminiscences du Mahabharata. C’était une vraie conversation, pas un cours de physique où on lui aurait assené notre savoir. On le nourrissait de science et il nous nourrissait de culture. Après quelques séances de ce genre, il nous a suggéré de préparer un livre à partir de nos échanges. Il en a écrit une première version, que Michel et moi avons ensuite complétée. Ainsi est né Conversations sur l’invisible paru chez Belfond en 1988.

D’où lui venait cette curiosité soudaine ?

Il racontait lui-même que, lors d’une émission de télévision des années 1983-1984 animée par Michel Polac, et à laquelle ne participaient que des philosophes, il avait vivement réagi en considérant qu’en occultant la science, on ne parlait pas des choses importantes ! Il serait alors allé voir Hubert Reeves, qui lui aurait donné nos noms. En 1988, Hubert Curien et Catherine Tasca, qui appartenaient au gouvernement Rocard, nous ont confié à tous les deux un rapport sur le sujet « Science et télévision ». Comme Jean-Claude était aussi dessinateur, il croquait nos interlocuteurs, Claude Contamine ou Patrick Le Lay. On a publié notre rapport. Il est devenu président de la Fémis. Puis, en 1993, il a suggéré qu’on écrive un pendant à notre premier livre. Retour vers le visible est ainsi paru chez Plon en 1996. Plus tard, en 2010, je l’ai invité à rédiger la préface de mon livre Merveilleux cosmos! Puis après son Oscar de 2014, on a recommencé un travail à trois avec Dernières nouvelles de l’invisible (Odile Jacob, 2018). J’avais aussi conçu un projet mi-scientifique, mi-poétique avec le comédien Philippe Avron, décédé en 2010. Cela s’appelait Les Dernières Nouvelles du ciel. Jean-Claude a repris le texte, il y a insufflé du Mahabharata. Deux lectures ont été données au théâtre de la Ville en 2018 et 2019. Une semaine avant de disparaître, très fatigué, il m’a demandé ce qu’était une « transition de phase ». Je lui ai expliqué que c’étaient tous les phénomènes analogues à la fusion de la glace en eau ou à la transformation de l’eau liquide en vapeur. Il a écouté sagement. Puis il m’a dit : « C’est clair ; on en reparlera… »

Que voulait-il savoir ?

Il aimait à dire que la science était la grande affaire du xxe siècle. Il ne voulait pas passer à côté. Il était curieux de tout. Il voulait apprendre où on en était dans les découvertes, ce qui changeait. Je me souviens de deux moments importants : en 1987 a eu lieu l’explosion de la supernova magellanique. On lui a fait vivre cet événement en temps réel. La même année, à la mort de Louis de Broglie, on lui a parlé de la mécanique quantique. Il y voyait les relations avec Le Mahabharata. Il manifestait une intense curiosité. Je ne connais que deux personnes du monde littéraire, Michel Serres et lui, qui se sont à ce point passionnées de science. Il aimait aussi les termes qu’on utilisait, comme les neutrinos, le boson de Higgs ou les ondes gravitationnelles. Il était content d’être initié à ces notions. Il ne se présentait pas comme un scientifique, mais l’idée de raconter cet univers lui plaisait, il s’y sentait bien. Comme Jean Carmet, que j’ai connu grâce à lui. À notre contact, Carmet était heureux de s’ouvrir à son tour au monde de la science. Il avait interprété le rôle du cardinal dans La Controverse de Valladolid, et Pécuchet dans Bouvard et Pécuchet. Il disait : « Je n’imagine pas bien ce que c’est que le Big Bang, mais je sais que j’y étais ! »

Comment écriviez-vous vos livres ensemble ?

Il prenait nos conversations en note. On n’a jamais utilisé de magnétophone. Il nous proposait un brouillon qu’on complétait et corrigeait. Il avait le sens de la formule. À travers ces pages, il nous a bien décrits tels que nous sommes, Michel Cassé et moi. Il parvenait à capter avec fidélité les caractéristiques de nos pensées, nos manières de nous exprimer. Si nous faisons le même métier, Michel Cassé et moi, nous le faisons différemment. Il nous arrivait souvent de nous quereller sur certains points. Ça amusait beaucoup Jean-Claude.

Qu’est-ce qui le caractérisait le plus selon vous ?

Il faisait tout sérieusement et méthodiquement. Jacques Tati et Pierre Étaix l’ont plongé dans le bain du cinéma, et il a appris avec eux comment on construisait un film. Quand il parlait du cinéma, c’était très rigoureux. Il disait par exemple : on peut faire se succéder deux jours différents, mais pas deux nuits différentes. Il nous expliquait les règles. Il avait un sens très aigu de l’observation. Un jour, Tati le reconduit chez lui en voiture, c’est un jour de pluie. Il dit à Tati : « Regardez, les voitures ralentissent et les piétons accélèrent. » Tati le regarde et répond surpris : « Vous avez remarqué ça, vous ? » Sa façon de travailler aussi était étonnante. Si on lui demandait de rendre un travail à une date donnée, il calculait le temps que ça lui prendrait et il anticipait de façon à avoir fini quinze jours à l’avance. C’était sa grande coquetterie. N’être jamais en retard. Sa journée était très organisée : un projet le matin, un projet l’après-midi. Il écrivait en moyenne quatre heures par jour. Le reste du temps, il lisait. Il évoquait l’« ouvrier invisible » grâce auquel son esprit et les nôtres pouvaient se démultiplier.

L’« ouvrier invisible » ?

« J’écris un scénario, disait-il, puis je m’arrête devant une difficulté. Trois jours après, l’ouvrier invisible, qui travaille inlassablement gratuitement, me donne la solution… » Il aimait ces facultés du cerveau. Nous sommes un seul qui s’exprime, mais tous les autres « nous » s’activent à notre insu. Il en riait en soulignant que cet ouvrier était sympa et ne se mettait jamais en grève…

Que vous a-t-il apporté ?

Il nous a ouverts, Michel Cassé et moi, au monde artistique. Jean-Claude aimait décloisonner. Nous avons organisé à l’Institut d’astrophysique des rencontres avec le philosophe Michel Serres, avec le biologiste François Gros, mais aussi avec Michel Piccoli qui est venu y parler de son métier de comédien, et avec bien d’autres. Je suis devenu scientifique associé au théâtre de la Ville ; c’était la suite logique de nos échanges. Grâce à lui, je me suis senti bien avec les artistes. Il écrivait, faisait du cinéma, du théâtre. Il était exceptionnel. J’ai rencontré des gens, peut-être, plus « créatifs » que lui. Mais c’était un conteur, un adaptateur hors du commun : il savait mieux que quiconque construire un récit. Beaucoup de ses succès, comme Harold et Maude, étaient d’ailleurs des adaptations. Sans lui, nos livres auraient été très différents, dépourvus de son sens exceptionnel de la narration.

Pensez-vous que son travail a évolué à votre contact ?

C’est difficile à dire de façon certaine. Mais après nos conversations, il a écrit un livre avec le physicien Thibault Damour – Entretiens sur la multitude du monde. Il a écrit sur Einstein – Einstein, s’il vous plaît. À partir du moment où l’on a travaillé ensemble, il ne s’est rien interdit : plus aucun sujet ne lui était étranger. Je pense à son livre avec le dalaï-lama, ou à un autre ouvrage sur l’argent. Il a aussi imaginé que Buñuel revenait sur terre dix ans après sa mort dans Le Réveil de Buñuel, paru en 2011 aux éditions Odile Jacob. Sans nous, cette ouverture se serait sans doute produite, mais de manière moins évidente. C’est une hypothèse. Pour écrire La Controverse de Valladolid, il a agi de façon scientifique, très rigoureuse. Il est allé consulter les minutes de la dispute entre le philosophe Sepúlveda et le moine dominicain Las Casas. Son texte, là encore, est une sorte d’adaptation. Six mois avant son décès, il triait ses papiers dans son salon. Il m’a dit : « Vous – il parlait de Michel Cassé et de moi –m’avez ouvert à tout un monde que j’ignorais. » Il mettait notre rencontre sur le même pied que celles avec Buñuel et Peter Brook. Je lui ai répondu : « Ne te moque pas de nous, Jean-Claude, s’il te plaît ! »

Que vous reste-t-il de lui à présent ?

Un homme qui aimait la vie et qui aimait les autres. Jean-Claude était d’abord un enfant de la République ; l’Éducation nationale serait, hélas, incapable aujourd’hui de susciter un parcours tel que celui qui l’a conduit à Normale Sup. De fait, iI a lu son premier livre à l’âge de 12 ou 13 ans ! Ce qui est extraordinaire, c’est qu’il donnait au moins autant qu’il recevait : la création de la Fémis, les cours de scénario… Il était réceptif et généreux avec tout le monde. Il écoutait. Restait ouvert à tous et à tout. Il était accessible à tous et tout le temps. Il répondait systématiquement, même rapidement, à tous ceux qui l’appelaient au téléphone, quelle que soit l’heure. À mes yeux, il aurait mérité des obsèques nationales. 

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

 

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