De Jean-Claude avec qui j’ai vécu trente ans, je garde d’abord l’humour. Pour lui, on pouvait dire les choses les plus sérieuses avec de l’humour. Dans le Mahabharata, qui était une œuvre colossale, avec des noms de personnages imprononçables et neuf heures de spectacle, il fallait, disait-il, que le spectateur soit d’emblée détendu. Dès la première phrase, il avait trouvé une formule qui faisait rire les gens. Après, il savait qu’il était sur une autoroute pour apprendre au public ce qu’il devait savoir de cette histoire pour y entrer.

Jean-Claude aimait transmettre. Une de ses techniques était l’humour. Une autre était de ne pas donner l’impression qu’il enseignait. Sa vie était l’exemple de celui qui avait reçu et qui transmettait. Je me permettais de le moquer gentiment, quand il avait parlé. Je lançais : « Voilà la leçon du jour ! » C’est ce qui me manque le plus à présent. Presque chaque jour, j’ai reçu une leçon, sur un regard, sur une façon de sentir, y compris dans la nature. Il m’a fait découvrir l’Espagne, le Mexique, l’Inde. Parfois, je tombe sur une interview de lui sur Internet, et il me séduit encore. Il disait que sa curiosité venait du fait que chez lui, dans son enfance, il n’y avait ni livres ni images. À Colombières-sur-Orb, son village natal dans l’Hérault, deux institutrices l’avaient remarqué. « Je suis l’enfant de la République », répétait-il. Sans la bourse, sans l’Éducation nationale, il n’aurait pas pu « monter » à Paris pour assouvir sa soif de savoir. Quand il a rencontré les scientifiques, il avait presque cinquante ans. Comme un élève, comme un débutant, il s’est mis à apprendre la science au plus haut niveau avec les plus doués de leur génération. À cette époque, il estimait que le cinéma ne l’éblouissait plus comme avant. La science lui a donné une nouvelle curiosité. Toujours apprendre. C’était sa vie. À ses yeux, l’imagination était un muscle qu’il fallait entraîner. C’est ce qu’il a fait jusqu’au dernier jour.

Il avait toujours du temps pour les autres. Il ne jouait pas à l’homme débordé. Dans les festivals, il était abordable. Ici à Paris, quand il allait se promener, il pouvait revenir avec un jeune étudiant en cinéma qu’il avait rencontré par hasard. Il donnait de son temps. Pourtant, il travaillait sans cesse et sérieusement, seul puis en groupe, avec les comédiens, les cinéastes, avec Peter Brook dont il a traduit le dernier livre en français – À l’écoute : réflexions sur le son et la musique (Odile Jacob, 2020). Justement, j’adorais les écouter. Pendant leurs séances de lecture, ils pouvaient passer une demi-heure sur un mot, puis soudain ça repartait, ça coulait. Pour Jean-Claude, travailler n’était pas souffrir. Ce n’était pas pesant. Par moments, il regardait la télé ; je lui demandais : « tu travailles ? », il répondait « oui ». C’était son « ouvrier invisible », comme il l’appelait, qui travaillait pour lui. Jean-Paul Rappeneau pouvait venir lui parler d’un blocage dans un scénario. Il l’écoutait et en même temps, il travaillait mentalement. Et sans attendre, il donnait la réponse. Je crois qu’il était deux ou trois ! Peut-être que ça venait de sa formation à Normale Sup, une discipline et une organisation dans le travail.

Il y a des aspects de Jean-Claude Carrière qu’on connaît moins. Il fallait le voir chez lui à Colombières-sur-Orb. Là-bas, il devenait un paysan local. Il avait appris par son père à construire des murs en pierre sèche. Jusqu’à 80 ans, il réparait le mur de notre jardin s’il s’abîmait. Je me souviens d’un de ses grands moments de bonheur : son ami d’enfance, Lulu, était devenu le facteur du village. Un jour, il est venu voir le mur qu’il retapait et lui a dit : « Tu n’as pas tout perdu ! » C’était le plus beau compliment qu’il pouvait lui faire. Jean-Claude aimait le vin. Ses parents étaient des petits viticulteurs. C’est comme ça qu’il a sympathisé avec Luis Buñuel qui cherchait un jeune scénariste français. C’était à Cannes. La première question de Buñuel ne fut pas : « Connaissez-vous le cinéma ? » mais : « Aimez-vous le vin ? » Bien sûr, il répondit que sa famille en produisait. Je l’entends encore dire : « La nourriture, l’amour et la connaissance doivent se partager. » À une époque, il allait souvent rendre visite au peintre chilien Roberto Matta. Ils passaient des après-midi à discuter. Matta lui demandait : « Que veux-tu boire ? » Jean-Claude répondait : « Le vin que tu n’as pas fini au déjeuner ! » Et les plus belles bouteilles arrivaient…

Le cinéma occupait encore une place importante, lui qui avait reçu un Oscar avec Pierre Étaix au tout début, en 1963 – sans savoir ce qu’était un Oscar ! –, et un autre d’honneur en 2014. Dans les dix dernières années de sa vie, sa rencontre avec Louis Garrel, qui a habité notre maison pendant près de trois ans, lui a apporté un lien précieux avec le jeune cinéma français. Ils regardaient ensemble des films au salon. Jean-Claude le grondait, se moquait de lui, lui donnait des leçons de vie, des leçons d’amour. Ils ont fait deux films tous les deux et avaient l’idée d’un troisième projet. C’était une belle relation. Comme avec Atiq Rahimi.

Jean-Claude a travaillé sur toutes les religions mais, jusqu’à la fin de sa vie, il est resté totalement agnostique. Pour lui, Dieu était la plus belle créature de l’homme. Je l’ai accompagné dans son voyage pour rencontrer le dalaï-lama, avec qui on passait trois heures chaque jour. Jean-Claude parlait davantage que le dalaï-lama ! Le soir, je lui disais : « Laisse-le parler ! » À l’assistant du dalaï-lama qui venait parfois nous voir, Jean-Claude a dit en riant : « Nahal trouve que je parle beaucoup. » Il a répondu : « Au contraire, Sa Sainteté est très contente, car tout le monde attend qu’il décrète des mots sacrés. Vous lui apprenez la science. » Une fois, Jean-Claude a demandé : « Si je veux définir le bouddhisme, est-ce que je peux dire que c’est la science de l’esprit ? » Le dalaï-lama lui a pris la main et a répondu : « C’est ça. »

Ce qui rendait Jean-Claude heureux, c’était vraiment le bonheur des autres autour de lui. Il aimait entendre les enfants jouer, crier. Quand il rendait service à un étudiant ou à quiconque, il était joyeux. Il disait : « Si je me plains de ma vie, vous me giflez ! » 

Conversation avec ÉRIC FOTTORINO

 

Vous avez aimé ? Partagez-le !