La pandémie s’inscrit dans une période sécuritaire qui tend à placer l’intégrité physique des personnes (vie biologique) au-dessus de la protection de leur liberté d’autodétermination (vie biographique). La crise accentue ainsi la quantification de la vie déjà à l’œuvre depuis plusieurs décennies : on compte et on gère les vies, on cherche à en sauver le plus grand nombre, on isole les vulnérables, on gouverne les corps. Les personnes – les personnes âgées, notamment – se voient alors délaissées en tant que telles, et la valeur qualitative de la vie s’en retrouve niée. Une logique économique s’étend à la sphère humaine, de telle sorte que les vies peuvent désormais être pensées en termes de « capital humain ». Dans le tumulte d’une crise qui fragilise les solidarités et creuse les inégalités, comment retrouver la valeur de la vie derrière les chiffres ?

Selon le philosophe Georges Canguilhem, la vie n’est pas indifférente aux conditions dans lesquelles elle se produit, pas plus qu’elle n’est une réalité statistique. Au contraire, elle est une activité polarisée, c’est-à-dire un effort de défense et de lutte contre ce qui peut la limiter ou la menacer. Dès lors, elle apparaît comme puissance normative au sens où les vivant·e·s destituent d’anciennes normes pour en créer d’autres, en réponse à des situations nouvelles. La vie en bonne santé n’est donc pas celle qui se protège des accidents et des bouleversements du milieu de manière scrupuleuse et coercitive, mais à l’inverse celle qui tolère des infractions à la norme en place, celle qui sait se renouveler par des créations normatives.

Les mesures sanitaires prises en réaction à la pandémie créent cependant des milieux rétrécis qui entravent la créativité et la résilience de la vie. Les normes uniques imposées normalisent l’existence arbitrairement et sans connexion avec la vie, et mettent de ce fait en péril la normativité humaine, c’est-à-dire la capacité de créer de nouvelles normes. La configuration sanitaire sauve indéniablement d’innombrables vies, mais elle se retourne contre les vivant·e·s, et notamment contre les jeunes, fragilisé·e·s par les conséquences psychologiques des mesures. La normativité de la jeunesse – que Canguilhem soulignait en disant qu’être jeune, c’est pouvoir vivre dangereusement et tolérer des écarts – reste négligée et même ignorée dans les décisions de santé publique.

Par-delà le dogmatisme d’une fracture générationnelle entre les jeunes et leurs aîné·e·s, la politique sanitaire et sécuritaire semble donc aujourd’hui dominer la vie dans son ensemble pour en préserver le versant biologique et quantifiable. Le fameux débat entre liberté et responsabilité en temps de contagion – et de manière sous-jacente entre individualisme et solidarité – tend à devenir obsolète : l’enjeu est désormais de prendre acte non seulement de la créativité de la vie, mais aussi des vulnérabilités multiples et irréversibles touchant les différentes classes d’âge. La mise en lumière de cette précarité commune permet de penser des pistes de résistance normative et autodéterminée face à la dissolution des existences dans les milieux rétrécis de la crise – des pistes pour concilier la protection de la vie et la créativité de la vie, dans un contexte d’interdépendance sanitaire. 

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