Lors des six premières semaines de confinement (17 mars-26 avril 2020), les 15-24 ans ont passé 4 h 50 par jour sur Internet (+ 49 % par rapport à mars 2019 selon Médiamétrie). Et, pour les jeunes, Internet est apparu comme le salut face à la situation sidérante imposée par le Covid-19. Ce all-purpose media (« média polyvalent ») allait permettre, dans une certaine mesure, de continuer à travailler, s’instruire, s’informer, de poursuivre une vie sociale et même de se distraire et de faire de l’exercice, si l’on considère la floraison de sites de coachs sportifs nés à ce moment-là. Les ados et post-ados allaient vivre le confinement en autarcie culturelle grâce aux réseaux sociaux et aux sites de vidéos courtes et de jeux dont ils sont friands. Ayant abandonné depuis longtemps les chaînes généralistes et l’écrit, intéressés par une approche de l’information elliptique, humoristique, profondément traversée par des témoignages à la première personne, habiles à naviguer à partir de leur chambre dans un univers d’échanges interpersonnels et de représentations hors réalité tangible, ils allaient échapper à la répétition des informations anxiogènes et aux débats médicaux contradictoires qui mettent l’esprit en abyme. Enfermés dans leur bulle, donc, ils allaient pouvoir passer cette épreuve sans trop de dommages, car ils étaient bien mieux adaptés à cette situation que les autres classes d’âge… Mais est-ce vraiment ce à quoi l’on a assisté ? 

Lors du confinement, les offres numériques ont bien renforcé leur tendance à se segmenter selon les diverses catégories de jeunes, un mouvement déjà à l’œuvre pour les séries télévisuelles. Les réseaux sociaux (Facebook, Instagram, TikTok, Snapchat, Telegram, Whatsapp) et le basique YouTube touchent tout le monde, mais les adolescents d’origine populaire s’y révèlent particulièrement actifs. Ils sont plus partageurs que les autres – plus de contenus déposés, plus d’échanges de musiques, de photos ou de vidéos, plus de commentaires sur des produits ou activités audiovisuelles (des « likes » ou des votes dans les émissions de téléréalité). Parallèlement, ils prouvent une réjouissante ouverture vers le monde extérieur : ils se font plus de nouvelles relations, n’hésitent pas, par Facebook, à donner rendez-vous à ces personnes dans la vie réelle et, surtout, ils s’exposent facilement en mettant volontiers leur nom réel, des photos, leur adresse e-mail ou leur actualité sentimentale. Leurs comportements manifestent une quête de sociabilité, de rencontres, d’identité et de visibilité à travers ces réseaux, comme si ces derniers mettaient à leur disposition des opportunités qu’ils ont moins dans leur vie réelle. TikTok, site de création de vidéos, à la tonalité légère et à base de musique et de danse, a été, par sa croissance de fréquentation, le premier bénéficiaire de l’investissement des ados pendant la pandémie, au plus loin de la gravité de la situation. Né en 2016, le média Brut, qui poste des vidéos courtes (5 minutes maximum) réalisées par des professionnels sur des sujets qui « parlent » à un public de millenials (les droits et les sujets de discrimination, les questions du genre et de la sexualité, les voyages et l’évasion, la nature, la maltraitance des animaux et quelques autres) a connu soudainement une grande visibilité, peut-être aussi parce qu’il est le vecteur des confrontations entre les jeunes et la police grâce aux filmages en direct de son street reporter vedette, Rémy Buisine. Son homologue Loopsider, né en 2018, plus centré sur les sujets de société ou environnementaux, a lui aussi connu un certain développement. Enfin, autre nouveauté en plein essor : les podcasts natifs qui s’adressent aux millenials cultivés. Loin de l’espace public mainstream, ces productions sonores de 30 à 45 minutes mettent en ligne des connaissances de niche, se rapportant souvent à des sujets auxquels on n’aurait jamais pensé, ou dont on ignorait complètement l’existence.

Et pourtant, malgré un flot continu d’interactions ludiques et d’infodivertissement aussi lointaine que possible des drames de l’actualité, l’année passée sous chape numérique s’est révélée un désastre social et psychologique pour les jeunes, en particulier pour les étudiants puisque les universités sont demeurées pendant de longs mois les belles endormies du monde éducatif. Pessimisme (la fin de la pandémie n’a cessé de s’éloigner à l’horizon) ; incrédulité démocratique (les gouvernements semblent ne rien contrôler) ; vacuité du temps (selon une étude menée par l’Observatoire national de la vie étudiante au printemps 2020, plus de 30 % des étudiants n’ont pu bénéficier d’une continuité pédagogique suffisante) : tous ces sentiments ont fini par se cumuler. La sociabilité à distance, la culture à distance, et même l’éducation à distance, tout a échoué. Plusieurs enquêtes ont montré comment, pour la jeunesse, cette période a été traversée par de l’angoisse, de la diminution de sommeil et même, pour certains d’entre eux, la peur d’un ébranlement de leur santé mentale, voire une augmentation des pratiques addictives : le sondage suivi « #MoiJeune, confiné et demain ? » (HEYME – 20 Minutes – OpinionWay) révélait déjà qu’après quatre semaines enfermés chez eux, 46 % des 18-30 ans craignaient pour leur santé mentale, ce qui se manifestait par des coups de blues ou de déprime réguliers ou occasionnels pour 62 % d’entre eux ; 51 % présentaient des troubles du sommeil et 18 % avouaient même avoir des crises d’angoisse. Autre point intéressant que révèle une enquête Lives Forum Vies mobiles d’avril 2020 : les 18-24 ans sont la catégorie qui est le plus restée enfermée pendant le confinement (31 % ne sont jamais sortis et 9 % seulement sont sortis au moins une fois par jour), tandis que les plus de 65 ans sont ceux qui, au contraire, ont le plus mis le nez dehors (25 % n’ont jamais quitté leur domicile et 22 % sortaient quotidiennement). Comment expliquer cette attitude de la jeunesse ? Sans doute ne faut-il pas y voir un goût plus prononcé de l’enfermement, mais la peur d’être infecté alliée à un sens de la responsabilité sociale, et, surtout, une habitude bien plus marquée de la sociabilité à distance.

Nombre de jeunes ont ainsi mal vécu cette situation d’isolement, d’interruption des relations de face-à-face, beaucoup se sont retrouvés noyés dans un climat de déréalisation, perdus dans « le brouillard éblouissant du cyberspace », un univers dans lequel les balises de l’orientation culturelle et psychologique sont brouillées, comme l’explique le philosophe Albert Borgmann dans un article de mai 2010. Même en se mettant à l’écart du tintamarre médiatique, ils ont été rattrapés par celui-ci. Être rompu à la culture ludique des réseaux sociaux n’a été que d’un maigre secours pour surmonter les affres du confinement, et la pandémie aura révélé en grandeur nature les limites du digital. 

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