J’aurai bientôt 30 ans. Et je n’aurai jamais eu 29 ans. J’ai attendu de nombreux mois, bloquée à 28, que le monde redémarre pour reprendre ma vingtaine où j’en étais. Puis j’ai vieilli d’un coup, le 15 décembre. J’ai vu ce soir-là, dans le miroir, des rides nouvelles sur mon front et au coin de mes yeux. Je me suis sentie fatiguée. Inhabituellement fatiguée. J’ai alors eu la certitude que je passerais de 28 à 30 ans directement : qu’une année me serait volée comme elle le fut un peu partout à ceux qui n’avaient pas misé sur le foyer pour vivre. Ceux habitant dans des petits appartements, sans résidence secondaire au grand air, ceux qui se sont construits sans famille, ou venaient de la quitter, ceux surtout qui, ayant tout juste fêté leurs 18 ans, 20 ans ou 25 ans, avaient besoin du monde extérieur pour se développer – d’un monde partagé. Et se le sont vu retiré.

Devant nos écrans, cette année nous aura tous fait vieillir prématurément. Et le monde, qu’on disait déjà vieux depuis quelques années, avec. Le vieillissement de l’humanité s’accentue, c’est un fait. En France, les naissances ont décru de 13 % en 2020. Et, selon l’ONU, la part des plus de 65 ans dans la population européenne devrait atteindre les 30 % d’ici à 2050. Ma mère, 71 ans, m’a dit en riant : « J’ai l’impression que le monde s’est mis à la retraite avec moi. » Elle qui a peur de marcher seule la nuit, ne va plus aux concerts, s’inquiète des bactéries, mange à 18 h 30 et ne voit jamais plus de six personnes à la fois – quoiqu’avec joie ! Le monde au diapason de sa vie. Drôle de début de millénaire, où l’énergie casanière nous dicte sa loi, sans qu’on puisse rien y faire. Et chaque contestation des décisions gouvernementales en vigueur se voit aussitôt écrasée avec condescendance et infantilisation. Nous devenons des petits vieux à qui on parle comme à des enfants. 

Dans Après tout, l’écrivain Philippe Forest souligne à ce titre l’omniprésence, dans la bouche de ceux qui nous gouvernent, du mot « pédagogie » : « Comme s’il suffisait de mieux expliquer à ceux qui ne parviennent pas à le comprendre (faute de maturité, d’intelligence et d’éducation) à quel point les décisions prises vont dans le sens de leur intérêt, qu’ils méconnaissent ou qu’ils ignorent. Le mot dit mieux qu’aucun autre à quel point ceux qui sont au pouvoir s’imaginaient être des adultes s’adressant à des enfants un peu bornés, attardés, caractériels et stupidement récalcitrants. » Une des caractéristiques de la jeunesse – qui n’est pas l’enfance – me semble pourtant être son refus de l’infantilisation. Rien n’est plus jeune en moi que ma frayeur d’avoir l’air jeune, que ma honte de paraître mièvre. Rien n’est plus jeune en moi que mon refus d’être dirigée contre mon gré, que ma colère face à ceux qui prétendent savoir mieux que moi comment vivre. La colère est un animal que j’ai couvé ces derniers mois.

Passé la sidération du printemps, je l’ai sentie grogner en moi à chaque nouvelle allocution gouvernementale. Un aboiement pour chaque demi-mesure : chaque cours de sport fermé, chaque université close, chaque concert assis annulé, quand nous étions pourtant en mesure – plus que H&M ou Bershka – de faire respecter toutes les normes sanitaires en vigueur. Si, comme le dit le cliché, la soif de contestation est le propre de la jeunesse, alors tout n’est pas perdu, j’ai des poches bleues sous les yeux, certes, mais aussi des aboiements dans le ventre. De la colère, donc. Mais aussi, mais surtout son envers : j’ai du désir. Un désir d’ailleurs. Un désir fou pour une vie plus imprévisible et sauvage. Cette vie sensuelle qui nous manque tant depuis un an. 

Depuis que nous sommes assignés à domicile, c’est drôle, je suis obsédée par les animaux – les seuls à ne pas porter de masques. En décembre, en réaction à la fatigue, j’ai adopté un chien. Jean-Poire de son prénom. Un chien qui me pousse à sortir sans cesse, à ne pas m’endormir dans le confort du canapé, un chien qui m’enjoint à marcher la nuit, où je le veux, comme il le veut. Avant de dormir, je lis désormais Jack London pour rééquilibrer le plaisir régressif de Netflix et, au milieu des conversations Messenger qui peuplent mes rêves, me surprends à voir ici un cheval, là un aigle. « Je crois qu’il ne faut pas fuir devant l’inaccompli qui gît au fond de nous : il faut s’y confronter », écrit l’anthropologue Nastassja Martin dans Croire aux fauves, sur sa rencontre avec un ours qui lui a arraché le visage et, la faisant frôler la mort, lui a redonné vie. Ce refus de fuir l’inaccompli au fond de nous, j’y tiens comme on tient à une sensation de jeunesse. Comme on refuse de céder sur son désir. Comme on reste loyal à ses rêves. Le désir d’une vie plus ample ne nous a pas quittés depuis mars 2020. On en retarde seulement la réalisation. Mais le temps n’est peut-être pas si linéaire qu’on le croit.

Si nous avons tous eu 71 ans avant l’heure, demain reviendront sans doute, comme des spectres, les 16, les 20 ou les 29 ans que nous n’avons pas pu vivre. Et quand notre année de jeunesse perdue émergera, alors nous nous vengerons. Au sortir de tout ça, quand on pourra de nouveau danser sans masque, voyager sans raison, mettre notre main sur une épaule et changer une bise en baiser, alors je veux croire que nous serons sauvages comme jamais. Que nous jouerons – sur scène ou dans la rue – avec l’énergie de jeunes chiots, que nous oublierons de rentrer chez nous le soir et que nous nous noierons dans une musique vive et sans âge. Une musique essentielle qu’on entendra de nouveau pour la première fois. 

Vous avez aimé ? Partagez-le !