Peut-on parler de « génération Covid » pour désigner la jeunesse frappée par la pandémie ?

Je n’aime pas coller des étiquettes générationnelles, et peut-être encore moins pour cette pandémie, dans la mesure où elle touche toute la population. La classe d’âge, les groupes sociaux et les milieux professionnels auxquels on appartient, les situations familiales dans lesquelles on évolue, les états de santé qui sont propres à chacun, entraînent des expériences et des vécus différents de la crise sanitaire. Laisser supposer, par l’emploi de l’expression « génération Covid », que la jeunesse est seule concernée ou que son vécu de la pandémie est uniforme et homogène me laisse penser qu’il vaudrait mieux éviter ce genre de notion.

En quoi ce vécu de la pandémie a-t-il été différent au sein de cette classe d’âge ?

Les jeunes peuvent y être très diversement confrontés selon les milieux familiaux, les territoires, les conditions de logement ou encore les situations d’insertion professionnelle. La situation des jeunes en contrat précaire qui ont perdu leur travail, par exemple, n’est pas la même que celle de jeunes qui ont pu garder leur emploi, ou que celle d’un étudiant. Et là non plus, ça n’était pas la même chose d’être étudiant en université ou dans une grande école. La pandémie vient rappeler qu’il y a une grande hétérogénéité et de grandes inégalités quant aux conditions d’expérience du temps de la jeunesse.

Qu’est-ce qui réunit ces jeunesses, alors, dans leur expérience de la pandémie ?

Celle-ci vient s’ajouter aux autres crises auxquelles les jeunes sont confrontés depuis leur naissance. Ils font face, en tout cas en France, à un chômage devenu endémique. Ils sont en butte à la crise de la représentation politique, à la crise de la citoyenneté et à des crises d’identité. Cette pandémie rajoute donc à cela une nouvelle crise, sanitaire cette fois, qui s’articule avec toutes les précédentes pour perturber davantage encore le chemin d’entrée dans la vie sociale adulte, la conquête de l’autonomie ou l’obtention d’une reconnaissance professionnelle.

Peut-on parler de « génération sacrifiée », comme on a pu le lire sur des pancartes lors de certaines manifestations ?

Ce qualificatif n’est pas nouveau. Il n’est pas directement associé à la pandémie. Il renvoie aux difficultés sociales et économiques que nous avons évoquées. C’est une représentation que les jeunes mettent assez volontiers en avant, et qui leur est aussi retournée par la société. Il faut voir dans ce mot « sacrifié », qui est un terme fort, le rappel que dans la société française, comme dans d’autres pays d’Europe du Sud, notamment, les conditions d’organisation de la relève des générations ne sont pas favorables aux jeunes.

S’ajoute à cela la conscience d’une dégradation rapide de l’environnement, avec le réchauffement climatique. L’enjeu écologique est devenu important pour les jeunes générations et il est indéniablement un vecteur de politisation. Sur ce point, les jeunes peuvent se vivre comme « sacrifiés » par la faute des générations les ayant précédés.

La pandémie a-t-elle exacerbé ces difficultés ?

Elle les a encore accrues, complexifiées, en rajoutant de l’incertitude à de la vulnérabilité, notamment quant aux conditions d’entrée sur le marché de l’emploi. Les jeunes ont l’habitude d’enchaîner des positions précaires et, même avec des diplômes élevés, d’enchaîner des stages eux-mêmes reconduits en stages. Trouver un poste durable et reconnu à la hauteur de ses qualifications est un parcours long et difficile. Dans le calendrier de la vie, on acquiert son autonomie d’adulte de plus en plus tard. Et, dans cette période de la jeunesse qui s’étire, cette quête d’autonomie est accompagnée d’une large dépendance – économique, résidentielle aussi – vis-à-vis de la famille. La pandémie est venue amplifier les fragilités et les vulnérabilités des conditions de leur entrée dans la vie. Beaucoup de jeunes ont, par exemple, dû revenir dans le giron familial pour trouver un abri afin de franchir ce temps de crise. Beaucoup d’étudiants ont perdu les « petits boulots » qui leur permettaient de tenir le coup. Beaucoup de jeunes actifs, souvent dans des emplois précaires, se sont aussi retrouvés sans emploi. Toutes ces régressions, ces obstacles dressés par la pandémie sur leur chemin, cassent la dynamique propre à ce temps de l’existence qui doit les porter vers la réalisation d’une vie autonome.

La souffrance de ces jeunes est-elle seulement économique ?

Non, il existe une souffrance existentielle bien réelle. Des études récentes montrent les effets des situations d’isolement vécues difficilement par les jeunes qui doivent vivre une vie à contre-emploi de ce qu’est le temps de la jeunesse. Les dommages collatéraux sur leur santé psychologique, mais aussi physique, sont réels. L’impossibilité de faire du sport, de sortir et de faire la fête, de se nourrir culturellement en allant au cinéma, au théâtre, d’aller et de venir, de voyager, occasionne des frustrations auxquelles les jeunes générations n’étaient pas habituées, et pas préparées. Beaucoup d’étudiants qui devaient faire l’expérience d’un séjour à l’étranger durant leurs études n’ont pas pu partir. À différents niveaux, cette crise est venue bousculer l’ordre normal de la vie que l’on doit avoir quand on est jeune, lorsque l’expérimentation, l’ouverture au monde et aux autres doivent prévaloir sur le repli et le confinement.

Quel regard a-t-on porté sur la jeunesse pendant l’année écoulée ? Y a-t-il eu une construction médiatique particulière ?

On a parfois parlé de la jeunesse sur un mode accusateur, en lui reprochant une forme d’insouciance – manifeste dans certains cas –, ainsi qu’une plus grande difficulté à respecter les gestes barrières et à se soumettre aux restrictions qui étaient imposées. Des jeunes ont été pris en flagrant délit de fêtes clandestines. Seulement, quand on regarde de près les enquêtes d’opinion sur le respect des gestes barrières et l’intériorisation des normes sanitaires, il y a certes de petits écarts mais, majoritairement, les jeunes les respectent et s’y plient. Il n’y a pas de refus frontal, mais au contraire la conscientisation d’un danger collectif, encouru par l’ensemble de la population, notamment perçu au travers de leur famille et de leurs proches qui y sont exposés. Les jeunes ont pris conscience du risque de perdre leurs aînés, leurs parents, leurs grands-parents, d’être des vecteurs éventuels de transmission du virus. Cette expérience inaugure un retour du tragique au niveau collectif, alors qu’ils avaient pu en être relativement protégés jusqu’à présent, en tout cas dans nos sociétés occidentales.

Comment la crise affecte-t-elle la vie intime des jeunes ?

Une proportion significative d’entre eux estime que la pandémie a altéré leurs relations avec leurs amis, mais aussi leurs relations amoureuses. C’est évidemment quelque chose d’important. Les jeunes ont fait preuve de beaucoup de résilience grâce aux outils numériques pour maintenir les liens dont ils avaient besoin. Mais la jeunesse est un temps où des possibles doivent s’ouvrir et où les rencontres importantes se font, sur le plan amical et amoureux. Il est difficile d’entrer dans la sexualité dans une période où il ne faut pas se toucher, pas s’embrasser, pas se respirer. Tout cela a évidemment provoqué des blocages et des manques. On a observé, notamment chez les jeunes, un renforcement assez net des conduites addictives, des dépressions, de l’anxiété, lié à cette expérience contre-nature. Une étude menée par des sociologues en Italie a mis en évidence les conséquences du confinement sur le report des projets de mariage, pas seulement en raison de l’impossibilité d’organiser la fête, mais parce que la capacité de projection dans la formation d’un couple et d’une famille se trouvait amoindrie par l’incertitude créée par la pandémie et ses effets collatéraux sur la situation économique et financière de ces jeunes qui ont peur de s’engager. En France, la natalité a chuté de 13 % en janvier, neuf mois après le premier confinement. La pandémie impose un autre rapport au temps qui hypothèque les projets, ralentit les élans, brouille la dynamique des trajectoires.

La précarisation de la jeunesse doit-elle conduire l’État à repenser les aides qui lui sont allouées afin de permettre son autonomie ?

C’est un débat important, et la pandémie le remet à l’ordre du jour étant donné ses conséquences sur la situation sociale et économique des jeunes. Mais au-delà des aides dont ils ont besoin, ils veulent surtout être considérés comme étant capables de porter leurs projets et de développer leurs compétences. Ils attendent d’être reconnus comme utiles à la société. La question des aides financières ne doit pas faire perdre de vue l’objectif d’organiser à la fois la reconnaissance et l’autonomie des jeunes, plutôt que de les maintenir dans une position d’assistanat palliant les déficiences de la société à leur endroit. C’est à cette condition qu’ils seront reconnus comme des citoyens à part entière, au même titre que leurs aînés.

L’OMS alerte sur le fait qu’on ne vaincra pas le virus avant la fin de l’année. Quelles seraient vos craintes pour la jeunesse si jamais la situation que l’on connaît devait perdurer ?

Il y a d’abord la crainte de l’incidence durable d’une crise économique majeure sur le devenir des nouvelles générations. Si les choses se passent mal, les conditions sociales objectives de leur existence peuvent se trouver encore altérées. Cela aura des conséquences pour leur vie personnelle. On peut à juste titre s’interroger sur les effets à long terme de l’expérience de la période pandémique. Vivre durablement avec un changement de comportement dans l’ordre intime et relationnel peut affecter les conditions de l’altérité. Un changement dans le rapport à l’autre est aussi un changement du rapport à soi-même. Que signifiera pour ces générations le fait d’évoluer dans un monde où la méfiance à l’égard de l’autre est omniprésente ? Ou la distance physique est de mise ? C’est cette conjonction de toutes les défiances qui devient problématique. Défiance envers les institutions, défiance envers les responsables politiques, défiance démocratique, dans la sphère publique. Défiance qui touche désormais, avec la crise sanitaire, le registre de la vie intime, au plus proche de soi, dans la sphère privée. C’est l’identité profonde qui peut s’en trouver troublée. Dans certains pays d’Asie, on ne voit déjà plus de serveurs dans les restaurants, plus de réceptionnistes dans les hôtels ; les humains sont maintenus à distance. Comment, dans ce contexte, restaurer la confiance mutuelle, une confiance mise en jeu par les corps, par le toucher ? C’est une épreuve que toutes les générations partagent, mais qui atteint la jeunesse avec une acuité redoublée dans la mesure où elle fera le monde de demain. Il est encore trop tôt pour dire si ce que nous traversons aujourd’hui aura des conséquences durables. On peut s’attendre à des changements qui affecteront la vie sociale collective comme la vie personnelle et privée. Je reste convaincue de la créativité de la jeunesse, de sa capacité de résilience et d’adaptation pour trouver des parades et embrasser le réel. 

 

Propos recueillis par JULIEN BISSON, ANNA GRATESAC & LYN BADRA

 

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