« Les gros », « les nantis », « les banquiers-rois », « la finance internationale » ou, tout simplement, « les riches » : les termes se sont succédé dans l’histoire politique française depuis plus d’un siècle, qui dit l’antagonisme sur lequel semble s’être construit notre rapport politique aux classes favorisées. À la fois signal d’une société inquiète de son délitement et matrice du populisme contemporain, la relation entre la politique et les riches n’en finit pas de nourrir fantasmes et postures.

Il n’en a pas toujours été ainsi. Le suffrage universel s’est construit en France au XIXe siècle sur des bases ploutocratiques : même après l’installation d’un régime républicain en 1870, la « République des notables » a vu triompher un système dans lequel seules peuvent se porter candidat à une élection les personnes qui possèdent un certain capital économique, garant de la légitimité politique. Si les anciens propriétaires terriens déclinent avec la IIIe République, toute la fin du siècle est sous l’influence de la bourgeoisie industrielle et financière : c’est le temps des familles Schneider ou Wendel, ces maîtres des forges qui occupent des fonctions éminentes dans différents gouvernements et marquent de leur empreinte la vie économique et sociale.

Plusieurs facteurs vont transformer le rapport de l’opinion publique à la richesse et éroder le modèle de la République des notables. L’émergence de partis politiques modernes remet en cause un système politique qui s’appuie sur des individus gestionnaires de rentes. L’homme politique du début du XXe siècle n’est plus un détenteur de richesses, mais un militant au service d’idéaux collectifs, un professionnel de la politique dont les revenus sont liés à cette activité. La création des partis ouvriers comme la SFIO, l’ancêtre du Parti socialiste, née en 1905, ou le parti communiste en 1921, conduit à la dénonciation des catégories les plus aisées au nom de la lutte des classes, au cœur de l’idéologie marxiste. Dans le contexte de la crise économique de 1929, la lutte du peuple contre les « gros » devient un enjeu fédérateur à gauche, dont l’histoire est racontée par l’historien Pierre Birnbaum dans un ouvrage important paru en 1979 (Genèse du populisme : le peuple et les gros, rééd. Fayard, 2012).

Émerge alors une série de représentations du « peuple » contre les « puissances financières » vendues à la « finance cosmopolite », une lutte à mort des « petits » contre les « féodaux » largement mise en scène par les dirigeants communistes comme Maurice Thorez ou Jacques Duclos. Le Front populaire est porté au pouvoir en 1936 sur la promesse de lutter contre le pouvoir des plus riches, suspectés de comploter contre l’intérêt général au nom de la défense de leurs intérêts particuliers. C’est le mythe des « deux cents familles », un épouvantail politique introduit par le chef du parti radical Édouard Daladier en 1934, qui voudrait qu’une oligarchie dirige l’économie et donc la vie politique française, manipulant l’opinion à travers le contrôle de la presse.

Ce lieu commun complotiste va coloniser dès son émergence la quasi-totalité du champ politique, englobant aussi bien le parti communiste que l’extrême droite. Celle-ci y trouve un exutoire supplémentaire pour son antisémitisme, liant la haine du capitalisme apatride à celle des Juifs, qui, à l’image de la famille Rothschild, sont érigés en figures absolues de la domination du capital. La dénonciation d’une oligarchie confisquant le pouvoir des masses a traversé le temps. On la retrouve aujourd’hui encore aussi bien dans la fachosphère que dans les milieux anticapitalistes, prompts à dénoncer l’influence d’une caste sur la majorité.

La Ve République va venir prolonger ces représentations, contre lesquelles la figure présidentielle tente de s’ériger. Le mépris du général de Gaulle pour le libéralisme économique et les forces de l’argent va constituer un rempart contre les accusations de détournement de l’intérêt général par la finance internationale. « Mon seul adversaire, celui de la France, n’a aucunement cessé d’être l’Argent », déclare le Général à André Malraux en 1969, au terme de son mandat. Georges Pompidou, ancien directeur général de la banque Rothschild, va rapidement s’émanciper, une fois élu, de son goût pour les voitures de sport et les signes extérieurs de richesse pour construire l’image d’une bonhomie paysanne largement mise en scène, conscient du danger d’apparaître comme le symbole d’une élite déconnectée des représentations populaires.

Un tournant inverse est pris par Valéry Giscard d’Estaing, élu président de la République en 1974 sur une promesse de modernité, et qui connaîtra une impopularité croissante à la fin de son mandat à cause de son image d’aristocrate amateur de chasse à courre et croqueur de diamants africains. Une représentation en partie injuste, si l’on rappelle que sous son autorité, le Premier ministre Raymond Barre n’hésita pas en 1976 à doubler l’impôt sur le revenu pour les ménages les plus aisés ! Heurté par cette réputation à son sens imméritée, l’ancien président reviendra régulièrement sur sa méfiance vis-à-vis du pouvoir de l’argent, jusqu’en 2018 où il mettait encore en garde la classe politique en dénonçant publiquement « l’enrichissement des plus riches ».

À partir des années 2000, la prise de conscience par la classe politique de la progression du populisme contemporain d’extrême droite et la critique croissante à gauche du néolibéralisme économique conduisent à l’émergence d’un nouveau discours sur le capitalisme. Le capitalisme financier est unanimement dénoncé, tandis que son volet entrepreneurial est vanté comme créateur d’emplois et de richesse. Cette idée, au cœur de la campagne de Nicolas Sarkozy en 2007, n’empêche pas la naissance d’un nouveau stigmate : « le président de riches ». Pensé comme une critique du style présidentiel, mais aussi des cadeaux fiscaux aux ménages les plus aisés ou de ses amitiés pour les plus grandes fortunes de France, le slogan lui collera à la peau, et lui coûtera des points dans l’électorat populaire.

L’actuel locataire de l’Élysée semble avoir souhaité, dès son élection en 2017, s’émanciper de cette encombrante généalogie politique. Aux oubliettes de l’histoire, l’antienne de la dénonciation des riches : cap vers le nouveau monde dans lequel les jeunes de banlieues doivent vouloir faire fortune, et où les riches, ruisselant sur les pauvres, sont devenus un modèle. Accusé lui aussi d’être le « président des riches », Emmanuel Macron est pourtant à front renversé par rapport à Nicolas Sarkozy. L’ancien président était connu pour être un homme d’argent, promettant de « faire du fric » après sa vie politique. Mais encore au pouvoir, il avait fini par tenir un discours critique vis-à-vis du capitalisme financier, se posant en défenseur des petits contre les gros. L’actuel chef de l’État semble, pour sa part, indifférent à la fortune sur un plan personnel ; mais il n’en finit pas de faire publiquement l’apologie des plus fortunés. Les incantations autour de la start-up nation, dans laquelle la richesse est toujours justifiée, de même que les petites phrases maladroites du président sur « les gens qui réussissent et ceux qui ne sont rien », sont autant d’étincelles qui ont ressuscité un imaginaire ancien de confrontation entre le peuple et les « 1 % ».

Cet état d’esprit, qui n’est pas exempt de complotisme, est d’autant plus vif que, pour la première fois depuis un demi-siècle, le pouvoir affiche un discours très favorable au libéralisme et à la réussite économique. Dans une France très divisée sur le plan social et culturel, quoique désespérément en quête d’unité et de valeurs communes, il reste à démontrer que cette stratégie puisse se révéler politiquement payante. 

 

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