Qui dit puissant, aux États-Unis, dit d’abord puissant financièrement. Les 150 ans de détention dont a écopé Bernard Madoff, le propriétaire d’un fonds d’investissement à l’origine de la plus gigantesque escroquerie financière de l’histoire, sont l’arbre qui cache la forêt. Jed Rakoff est aujourd’hui premier juge au tribunal du district sud de New York, le plus investi dans les affaires financières aux États-Unis puisque Wall Street en dépend. En 2011, il déclarait que, pour les magnats de la finance, la justice, « c’est pour la galerie ». Sur les quinze années précédentes, le juge avait noté que, sur 51 poursuites pour « fraude » lancées par la SEC (le contrôleur des marchés) contre des grandes institutions financières américaines, aucune n’avait abouti à un procès.

Le scénario, chaque fois, a été le même : la banque ou le fonds poursuivi récuse les accusations mais négocie une amende relativement mineure et déclare mettre fin à ses pratiques. Chaque fois, un juge valide la transaction. Et chaque fois… l’institution récidive. Le juge Rakoff dénonçait une connivence entre justice et banquiers. Et force est de constater qu’aucun banquier ne s’est retrouvé sur le banc d’un tribunal à l’issue de la crise des subprimes de 2008-2010. Les grandes institutions financières ont toutes négocié le versement d’amendes, toujours modestes comparées aux bénéfices engrangés auparavant. Quant aux banquiers poursuivis intuitu ­personae, le cas d’Angelo Mozilo est symptomatique. L’organisme de crédit immobilier Countrywide, qu’il avait fondé en 1984, fut celui qui spécula le plus sur les subprimes. Il fut aussi le premier à faire faillite. De l’été 2006 à l’été 2007, subodorant l’implosion de la bulle, Mozilo avait vendu pour 129 millions de dollars de ses propres subprimes pendant qu’il continuait à persuader ses clients d’en acquérir. Il versa une amende de 67,5 millions. En vingt-trois ans, il avait perçu 521,5 millions d’émoluments.

Tous les grands financiers poursuivis ne s’en tirent pas aussi aisément. Michael Milken, l’inventeur des « obligations pourries », fut condamné à dix ans de prison en 1989 (il en fit moins de deux). Depuis, devenu un gourou de la « finance alternative », il est à la tête d’une fortune de 2,5 milliards de dollars. Rajat Gupta, longtemps PDG de McKinsey Consulting, membre entre autres des conseils d’administration de ­Goldman Sachs et de Procter & Gamble, fut reconnu coupable en 2012 de divers délits d’initié et condamné à deux ans de prison. Mais, dans l’ensemble, la transaction reste la norme dans les affaires financières.

Cette norme s’accompagne parfois d’une dose importante de pragmatisme. Dans l’affaire Madoff, le liquidateur, Irving Picard, et le procureur général de New York, Preet Bharara, ont privilégié une ambition : récupérer le maximum de fonds pour mieux rembourser les victimes plutôt que poursuivre les complices. Quelques-uns, comme Ezra Merkin, ex-directeur financier de General Motors, furent condamnés. Mais la plupart restituèrent une partie de leurs profits de l’escroquerie pour rester libres. Barbara Picower, veuve d’un magnat de l’immobilier très proche de Madoff, remboursa ainsi 7,2 milliards de dollars. Oui, oui : milliards. Son mari, sur les dix mois précédant la chute de Madoff, avait siphonné 12 milliards du fonds frauduleux. Quelle intuition ! À ce jeu, les victimes furent bénéficiaires, la justice moins. Car avec la multiplication de ces transactions, la dimension réelle du « système Madoff » n’a jamais été révélée publiquement. 

 

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