On connaît mieux la magistrature actuelle depuis une étude sociologique sollicitée par la Mission de recherche droit et justice – son rapport final dirigé par Laurent Willemez et Yoann Demoli, « L’âme du corps », a été mis en ligne en juin 2019. Les 8 300 magistrats français, juges et procureurs, sont issus en majorité des classes sociales favorisées : cadres supérieurs et professions libérales. Ce corps présente ainsi les mêmes caractéristiques d’homogénéité socioprofessionnelle que la haute fonction publique. Mais l’existence de voies d’accès ouvertes à d’autres professions est un facteur de démocratisation et les classes préparatoires au concours dites « égalité des chances » sont un levier de diversité. Il faut ajouter la tradition d’ouverture à la société civile : les jurés de cour d’assises, les juges des tribunaux de commerce (3 200 environ) et des conseils de prud’hommes (15 000 environ) sont de véritables juges non professionnels.

Le corps des magistrats proprement dit est très féminisé, avec deux tiers de femmes, mais il existe de fortes inégalités dans le déroulement des carrières. Il subsiste en effet un net avantage masculin dans l’accès aux postes les plus élevés. Son homogénéité s’explique par la socialisation dans une école de formation unique – l’École nationale de la magistrature, ENM, créée en 1970 – et une forte homogamie socioprofessionnelle – les magistrats ont tendance à avoir des conjoints qui ont le même statut social –, un phénomène qu’on rencontre d’ailleurs dans toutes les professions nécessitant de longues études. Ce corps est aussi très mobile, à la fois pour des raisons professionnelles (facteur de promotion), personnelles (rapprochement géographique ou familial), mais aussi éthiques (pour éviter que la profession ne se notabilise), même si ce turnover est déstabilisant pour les tribunaux exposés à de fréquentes vacances de postes.

La charge de travail des magistrats est à la fois trop élevée et mal partagée. Une forte proportion d’entre eux (72 %) disent ne pas prendre la totalité de leurs congés. La valorisation des indicateurs chiffrés, le travail en « mode dégradé » ou un management parfois brutal pèsent sur la profession. La souffrance au travail est encore un tabou qu’on n’ose pas aborder de peur de montrer son inaptitude à exercer les fonctions occupées. Même s’il existe des étayages (le travail en équipe chez les procureurs, la collégialité chez les juges), l’identité du métier pâtit au regard de ses performances attendues. Il est vrai que l’effectif des magistrats n’a jamais progressé dans notre pays en proportion de l’augmentation de la population et du nombre d’affaires.

Cette approche sociologique doit être contextualisée. Elle s’inscrit dans l’histoire longue d’une profession qui est sortie lentement de son incorporation au sein du pouvoir exécutif. Glorieuse sous l’Ancien Régime mais délégitimée après la Révolution et minorée par la Ve République, la magistrature renaît peu à peu depuis une trentaine d’années. L’explosion des affaires politico-financières, le soutien de l’opinion et des médias aux « petits juges », le syndicalisme judiciaire ou encore la coopération européenne favorisent leur émancipation. Les générations actuelles aspirent à un statut plus conforme à leur nouveau rôle. Le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), qui garantit l’indépendance des magistrats par rapport à l’exécutif, a vu l’emprise que ce dernier exerçait sur cette institution s’atténuer grâce à deux révisions constitutionnelles, en 1993 et 2008.

La mutation la plus forte concerne les procureurs, longtemps conçus comme « l’œil du pouvoir » sur l’activité judicaire. Fruit d’une évolution lente, la loi du 25 juillet 2013 supprime les instructions individuelles sur les affaires imposées par le pouvoir politique. Cette loi introduit dans notre système hiérarchisé une dimension inédite d’impartialité qui renforce l’autonomie fonctionnelle des parquets.

Enfin, en écho à la charge de travail des juges analysée précédemment, notre justice est soumise depuis les années 1980 à une massification des affaires, avec pour conséquence la judiciarisation croissante de secteurs entiers de la vie sociale, économique et politique. Il en est résulté un déplacement majeur : d’institution qu’elle était et reste, la justice est pensée comme une organisation astreinte à des exigences d’efficience. À bien des égards, le défi de la magistrature actuelle est là. La justice manque d’un statut démocratique que lui conférerait, par exemple, la légitimité de l’élection des juges. La voie à suivre n’est-elle pas, pour elle, de se doter de qualités démocratiques ? Ces qualités relèvent autant de son mode d’organisation et de sa nature d’institution : indépendance, impartialité, protection des libertés d’un côté ; de l’autre, transparence, communication, délais acceptables, motivation… Outre son rôle constitutionnel de gardien des libertés, central dans une démocratie libérale, l’institution judiciaire se légitimerait par son activité même. Elle participerait ainsi d’une démocratie à construire dans la diversité de ses formes d’expression. 

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