On a rouvert la porte, on l’a emmené dans un autre bureau. Il avait déjà donné par deux fois ses empreintes, on les lui a réclamées à nouveau. Et de lui faire parapher une quantité de papiers en plusieurs exemplaires où on lui signifiait ses devoirs et ses droits dans la résidence où il allait passer la nuit.

Il ne prenait pas la peine de les lire. Il portait depuis plus de quarante-huit heures les mêmes lentilles. Le décor et les gens n’étaient pas vraiment flous, plutôt une image aux couleurs fatiguées, un vieux tirage aux colorants délavés par le temps. Le son était correct, mais le silence était perturbé par les acouphènes de l’insomnie.

Depuis son interpellation, il avait l’impression parfois de respirer des effluves de kérosène, comme si un avion le suivait, prêt à décoller aussitôt que la justice américaine l’aurait jeté dedans. Ses mains l’agaçaient de se frotter ­nerveusement l’une contre l’autre, son pantalon lui collait aux cuisses, ses chaussettes étaient moites, ses poignets rougis par les menottes.

Il avait beau vider d’un trait les bouteilles d’eau qu’on lui apportait à la demande, c’était toujours pâteux dans sa bouche. On lui refusait la bière, les gardiens lui concédaient un soda quand ils étaient assez généreux pour abandonner la moitié d’un de leurs beaux dollars dans la fente du distributeur.

On lui avait pris la pochette remplie de devises qui ne quittait jamais sa mallette. Les monnaies changent d’un pays, d’un continent à l’autre, et souvent il ne pouvait même pas prévoir dans quelle capitale il dormirait le surlendemain. Il éprouvait la sensation désagréable d’être cloué au sol, comme un de ces pauvres types harponnés par les douaniers avec un kilo de poudre glissé dans leur sac par une pouffiasse rencontrée la veille dans un bar interlope de Bangkok.

Au pays des mormons, son écart de conduite pouvait lui valoir soixante-dix ans de prison. Il mourrait avant, mais mieux vaut rendre l’âme dans la chambre à salle de bains de marbre que l’hôpital du Val-de-Grâce réserve aux anciens présidents de la République quand l’actuel ne l’occupe pas, plutôt que dans un coin d’infirmerie où on lui plaindrait la morphine.

La France est plus humaine envers les pointeurs. Pour un pareil délit, avec les remises de peine qui lui aurait valu sa conduite exemplaire d’hétérosexuel jamais partant pour une de ces parties de jambes en l’air entre codétenus dont certains matons prudes châtient les protagonistes de huit jours de cachot, on l’aurait libéré au bout de quatre ou cinq ans.

 

On lui a rendu son imperméable. Comme il le mettait sous son bras, on lui a donné l’ordre de l’enfiler. On lui a passé les menottes, on lui a entravé les pieds. On lui a fait signe de s’asseoir. Dans ces locaux où tout était métallique, c’était une chaise en bois qu’on lui montrait du doigt. Elle s’est effondrée sous son poids. Une cocasserie qui n’a fait rire personne. Il s’est relevé, il a patienté appuyé contre le mur.

– On attend quelqu’un ?

Un des flics lui a demandé s’il était si pressé d’aller à Rikers.

– Ce n’est pas un très bon hôtel.

Un type en civil lui a enjoint de se taire d’un signe de la main. Il s’est même excusé pour les propos tenus par son collègue. De temps en temps, un personnage faisait une apparition pour lui rappeler qu’il était encore un des grands de ce monde.

Deux policiers larges et hauts ont surgi alors que pris de vertige il s’était accroché à un radiateur. Des fonctionnaires choisis pour leur gabarit dont la seule fonction était ­d’accompagner les criminels dangereux du tribunal à leur lieu de détention. Ils l’ont invité très poliment à les suivre.

– Je ne me sens pas bien.

Le civil a posé la main sur son bras.

– Quand avez-vous mangé pour la dernière fois ?

– Peut-être hier.

Il lui a mis dans la bouche deux morceaux de sucre pris dans le panier de la machine à café.

– Vous allez mieux ?

Il a opiné. Les sbires l’ont emmené, les entraves tintant comme des clochettes fêlées. Un boyau de béton brut éclairé par des ampoules encastrées dans le plafond, une cour avec un toit de grillage, un fourgon noir à meurtrières. L’un d’eux a pris place au fond sur la banquette, l’autre l’a enfourné avant de passer une chaîne entre ses menottes qu’il a fixée à un mousqueton rivé dans son dos.

Il a retrouvé son autorité d’antan pour exiger d’une voix de stentor qu’on desserre l’étreinte.

– Je ne peux plus respirer.

Il ne lui fut pas répondu. Le flic s’est assis à côté de lui et le véhicule a démarré. Une première porte en métal plein s’est levée à leur approche, puis un sas obscur, une autre porte semblable à la première qui laisse passer le fourgon, une grille qu’un garde ouvre à l’aide d’une télécommande après avoir demandé au chauffeur de lui présenter son laissez-passer.

La ville, le bruit de la sirène du fourgon et de celles des autres véhicules de la police new-yorkaise qui cavalcadent en panique de jour comme de nuit. Depuis quarante-huit heures, New York était devenu une nasse. Il pensait aux homards des restaurants qui se cognent aux vitres de l’aquarium en attendant de se faire ébouillanter aux cuisines.

Il aurait voulu soulager la démangeaison de la piqûre du moustique qui venait de planter sa trompe en plein milieu de son front. Un insecte tapi depuis la nuit dernière dans l’habitacle qui était sorti de sa léthargie en flairant son odeur de fauve. 

 

Régis Jauffret, La Ballade de Rikers Island © Seuil, 2014

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