Par-delà les crises internationales

Des Gilets jaunes aux agriculteurs, les soubresauts qui agitent notre pays donnent le sentiment que le gouvernement s’est transformé en cellule de crise permanente. Il y a là de quoi douter que l’action publique ait un quelconque impact sur le long terme ! Souvenons-nous qu’il y a quelques semaines seulement, le gouvernement affichait comme priorité de faire baisser les prix de l’alimentaire, lesquels constituent trop souvent la variable d’ajustement du pouvoir d’achat.

La première loi EGalim, qui était censée garantir des revenus décents aux agriculteurs tout en favorisant une alimentation durable, date de 2018. Elle a été complétée par deux dispositifs. J’ai moi-même rédigé, en mars 2021, un rapport sur sa mise en œuvre dans lequel j’ouvrais neuf pistes pour améliorer les choses. Les premiers pas prometteurs d’EGalim ont été perturbés par l’inflation provoquée par la sortie du Covid et par la guerre en Ukraine. Mais il existe aussi des blocages purement français, des freins à la « marche en avant » des prix agricoles et à la transformation de notre modèle.

« Dès qu’on touche aux acteurs agro-industriels et à la grande distribution, on s’affronte à des enjeux de compétition, de compétitivité et de secret des affaires. »

Je passe rapidement sur la difficulté qu’il y a à mettre en place non seulement des outils assurant une transparence des coûts de production, mais aussi des mécanismes de médiation en cas de conflits sur les prix. La question de la sincérité des coûts de la production agricole ne pose pas véritablement de problème, mais dès qu’on touche aux acteurs agro-industriels et à la grande distribution, on s’affronte à des enjeux de compétition, de compétitivité et de secret des affaires.

 

Du rapport de force au dialogue pluriannuel

L’autre point sur lequel aucun progrès n’a été enregistré, c’est la transformation du cadre des négociations commerciales entre producteurs, transformateurs et distributeurs. Au calendrier de ces négociations annuelles – elles viennent de se conclure le 31 janvier –, j’avais proposé de substituer un cadre pluriannuel d’une durée de trois ou cinq ans renouvelable, voire sept ans dans certains cas. Il s’agissait d’essayer de transformer le champ clos des rapports de force, qui favorise les plus puissants, en une instance de dialogue susceptible de produire une mise en cohérence indispensable, au sein de laquelle se retrouveraient toutes les parties prenantes. Cet esprit de contractualisation suppose de renforcer le poids des organisations de producteurs agricoles. J’ai en tête l’exemple des négociations tripartites que nous avions menées à Système U avec la coopérative agricole Terrena pour mettre en place notre marque distributeur.

« La transition environnementale et la souveraineté alimentaire nous obligent à changer de modèle »

Un cadre pluriannuel, tel que l’avait déjà réclamé Emmanuel Macron en octobre 2017, pourrait permettre à chacun de consentir, en cas de crise, des efforts acceptables, car répartis dans la durée. Il faciliterait aussi les engagements nécessaires à la transition environnementale et au combat pour la souveraineté alimentaire. Un seul exemple : si un producteur de yaourt veut changer ses chaînes pour passer du plastique au carton, il est obligé d’augmenter ses prix brutalement, sauf s’il peut amortir son investissement sur cinq ou sept ans. En outre, avec ce choix du temps long, nous serions mieux à même de protéger le secteur agricole de la spéculation financière sur les cours des matières premières.

 

La loi n’a pas réponse à tout

Il faut sortir de la culture du court terme qui pénalise les plus petits acteurs. Nous n’y arriverons pas si nous n’adoptons pas une démarche globale, holistique, qui rassemble les acteurs au lieu de les opposer. Nous devons également rompre avec l’idée que la loi doit avoir réponse à tout. On voit bien que cela ne fonctionne plus : les sujets agricoles et alimentaires font intervenir des paramètres si nombreux et si complexes qu’ils nécessitent des systèmes contractuels avec des adaptations régulières, un droit à la « revoyure ».

Le système de la négociation annuelle favorise les mieux organisés et les plus puissants : les industriels de l’alimentation et les grands distributeurs. Ce qui intéresse un industriel, ce n’est pas seulement le prix de ses produits, mais aussi les parts de linéaire obtenues. Sa grande crainte, c’est le déréférencement. Au 31 janvier, si un accord a été trouvé avec les hypermarchés, il connaît grosso modo son chiffre d’affaires pour l’année, et son cours de Bourse s’en trouve conforté. Ces acteurs ont l’appui de Bercy qui a deux obsessions : la baisse des prix et l’emploi – sur ce deuxième chapitre, la grande distribution (818 000 salariés) et l’agroalimentaire (643 000 emplois) pèsent infiniment plus que les 496 000 agriculteurs.

Certains accusent la distribution d’avoir profité des effets de l’inflation. Les chiffres dont nous disposons montrent plutôt une légère diminution de la marge globale, avec néanmoins des différences notables. Les marges sont plus faibles sur les produits phares de l’agro-industrie dont tout le monde connaît les prix : sodas, cornflakes, pâtes à tartiner, fromages pasteurisés, etc. Mais les distributeurs rééquilibrent leurs marges en faisant davantage de plus-value sur les produits frais de bouche (fruits, légumes, viande, fromages à la coupe, poisson, panification…), alors que, paradoxe, ce sont précisément ces produits pour lesquels les agriculteurs ne sont pas assez rémunérés, en tout cas pour les 70 % d’entre eux qui vendent à des transformateurs.

C’est le point crucial : comment réussir à mieux équilibrer cette péréquation ? Pour cela, il faut agir sur le rapport de force, renforcer l’amont – une profession agricole trop divisée – par rapport à l’aval de la filière, dont l’agroalimentaire qui est devenu la première industrie française.

 

L’exemple inspirant de la marque C’est qui le patron ?!

Une meilleure répartition de la valeur ne peut passer que par des changements volontaristes. Certains exemples peuvent nous inspirer, comme la marque C’est qui le Patron ?! qui vend son lait (un peu) plus cher et rémunère mieux ses producteurs. Cette démarche de contractualisation solidaire s’est construite sur le long terme en gagnant l’adhésion des consommateurs, qui savent ainsi où va leur argent.

La transition en cours est inévitable. Les consommateurs ont aussi leur rôle à jouer dans ces changements de mode de vie. Préférer les produits frais aux produits transformés, cuisiner plutôt que réchauffer des plats préparés, cela signifie manger des produits plus sains, combiner la santé et l’environnement en évitant les emballages plastiques et permettre de mieux rémunérer les agriculteurs.

 

« Déspécialiser » l’agriculture 

Mais il faut regarder au-delà des seuls mécanismes servant à obtenir une meilleure répartition de la valeur, car, pour répondre à cette double crise que nous traversons – à la fois géopolitique et climatique –, il est nécessaire de changer de modèle. Même si des corrections sont possibles, la fin de toutes les normes environnementales ne me paraît pas la bonne voie. Si, pour faire baisser les prix, l’on rendait aux acteurs une totale liberté, on se retrouverait sur des marchés à l’export avec des concurrents encore moins chers que nous. Je pense donc qu’il n’y a pas d’autre choix que de jouer la qualité française. À l’extérieur comme à l’intérieur.

Ces dernières années, on a spécialisé notre agriculture, considérant qu’on pouvait acheter à l’étranger certains produits. On a, par exemple, quasiment arrêté de produire des légumineuses. Pour être au rendez-vous de la souveraineté alimentaire, il faut absolument recommencer à produire en quantité ces protéines végétales que tout le monde réclame. Il est urgent de « déspécialiser » l’agriculture et de produire à nouveau toutes les denrées (ou presque) sur nos territoires.

« Les producteurs sont soumis à des cours boursiers fixés à Chicago. Un tel système n’est plus tenable »

« Une agriculture écologiquement intensive »  

Le modèle ultralibéral des cours internationaux est à bout de souffle. Prenons les grandes cultures : on connaît parfaitement le prix de revient d’un quintal de blé et donc les marges possibles, mais les producteurs sont soumis à des cours boursiers fixés à Chicago. Un tel système n’est plus tenable, on alterne les crises de déflation et les crises liées à la spéculation sur les prix. L’idée a été plusieurs fois avancée de découpler les prix pour le marché français, pour lequel on connaît précisément nos besoins chaque année, de ceux du marché international pour les exportations.

« Il pourrait y avoir un découplage, avec des prix pour le marché français et d’autres à l’international »

Ce changement de paradigme ne sera pas simple à faire accepter dans un monde régi par des traités de libre-échange, mais je ne vois pas comment on pourrait en faire l’économie. Il faut impérativement se mettre autour d’une table pour inventer un futur souhaitable pour nos agriculteurs. Chacun cherche son modèle. Pour ma part, j’aime bien l’expression inventée par la coopérative agricole Terrena : « Une agriculture écologiquement intensive ». Produire pour nourrir tout en respectant l’environnement ! C’est pour l’instant un oxymore, mais cela pourrait être une réalité demain. 

 

Conversation avec PATRICE TRAPIER

Vous avez aimé ? Partagez-le !