Trumpisation du débat

LA FNSEA revendique 212 000 adhérents mais, lors des élections professionnelles, seuls 102 000 votent pour elle. Plus de 50 % s’abstiennent. Pour la première fois cette année, des agriculteurs ont organisé des blocages par le biais des réseaux sociaux, sans passer par les syndicats.

Afin de reprendre la main et de canaliser le mouvement à son profit, la FNSEA a agité le chiffon rouge des « normes ». Mot-valise que chacun charge de ses propres récriminations : casse-tête des déclarations PAC, règles d’urbanisme tatillonnes, contraintes bureaucratiques, conditionnalité des aides agricoles, protocoles sanitaires, etc. Ces boulets rouges visent en fait les lois de protection de l’environnement qui encadrent l’usage de l’eau, des pesticides, des engrais de synthèse, celles qui permettent la restauration des écosystèmes, la réduction des émissions de gaz à effet de serre et la protection de la santé publique. Lois qui adaptent l’agriculture au chaos climatique, garantissent une alimentation saine et permettent à la France d’honorer ses engagements climatiques internationaux. Lois considérées par les exploitants de grandes cultures comme autant d’obstacles à leur productivité. Tout comme les normes de bien-être animal sont un frein au prix de revient du poulet et du porc.

Les prix bas et les importations sont les conséquences de la PAC, négociée avec les syndicats agricoles européens majoritaires, dont la FNSEA

On brandit l’exemple des haies, dénonçant une soi-disant « surtransposition » en quatorze règles, alors qu’il n’y a qu’une loi d’importance : l’interdiction de les arracher. Idem pour les fossés non récurés, qui seraient cause d’inondations : une « vérité alternative » trumpienne. Les fossés sont encrassés par l’érosion des champs immensément nus, où l’on a détruit tout ce qui ralentissait le ruissellement de la pluie et permettait à celle-ci de s’enfoncer dans le sol vers les nappes phréatiques : haies arrachées, jachères labourées, zones humides asséchées. La désinformation fait passer l’auteur du déséquilibre écologique pour la victime.

On peut allonger la liste avec l’étendard de la « souveraineté alimentaire », une notion volée à la Via Campesina, un mouvement paysan altermondialiste, et à la Confédération paysanne, que brandit désormais la FNSEA pour justifier le labourage de 300 000 hectares de jachère au nom du « produire plus pour nourrir le monde », avec l’arsenal chimique habituel. Cette orchestration de contre-vérités vise à faire passer des décisions politiques s’appuyant sur la science (climat, biologie des sols, cycle de l’eau, du carbone, de l’azote) pour des manœuvres d’« écologie punitive », autre axiome de ce lexique obscurantiste.

 

Érosion du pouvoir

Ce choix du mensonge est l’aveu d’une impuissance relative de la FNSEA à Bruxelles. Elle n’a pas pu enrayer la voix de la société civile, portée par la percée des Verts au Parlement européen en 2019 et concrétisée par le Pacte vert (ou Green Deal). Les syndicats agricoles doivent composer avec la démocratie. Chose difficile pour la FNSEA, longtemps habituée à tenir les rênes de la PAC.

Dès les premières négociations du « marché commun agricole », c’est un céréalier, Jean Deleau, président de l’Association générale des producteurs de blé (AGPB) et vice-président de la FNSEA, qui en négocie les conditions pour la France à la fin des années 1950. L’Europe se construit sur un pacte entre la France et l’Allemagne : à la première l’agriculture, à la seconde l’industrie. L’Europe agricole sera façonnée jusqu’au début des années 1990 selon les desiderata de la commission économique de la FNSEA, contrôlée par les « grandes cultures ».

Quand la démocratie dit non, on mord

La réunification de l’Allemagne, l’arrivée de la Pologne et de la Roumanie écornent l’hégémonie française. Le Copa accepte, dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce, une sorte de troc : l’agriculture européenne s’ouvre à la concurrence mondiale ; en échange, les industries du continent peuvent écouler leurs automobiles et leurs médicaments dans les pays partenaires. Cette mise en compétition avec les agriculteurs du monde entier contraint les agro-industriels européens à financiariser leur modèle plutôt qu’à l’écologiser. Les autres agriculteurs, étranglés par les ciseaux des règles et des cours, ont la faillite ou le suicide pour horizon. Autant d’opportunités d’agrandissement pour les vainqueurs.

Et quand, acculé, on ne peut rien contre les lois libérales, la hausse de l’énergie, le yo-yo des cours mondiaux, on accuse l’écologie, on casse le thermomètre de l’urgence à agir. On conspue l’UE aux Pays-Bas, en Allemagne, en Pologne, à Paris. On accepte le dangereux pari de faire entrer plus de droite et d’extrême droite au Parlement européen en juin prochain, pour obtenir que capote le plan climat de l’UE. Quand la démocratie dit non, on mord.

 

Un rendez-vous mensuel avec le ministre

En France, la force de la FNSEA repose sur la construction de quatre organisations mises sur pied pour contrôler le monde agricole et exercer le pouvoir paysan : le syndicat, qui contrôle les hommes ; la coopérative et la mutualité qui veillent sur l’économique et le social ; et la chambre d’agriculture, qui tient le territoire : elle aide les jeunes à s’installer, propose des formations, assure la traçabilité des animaux, etc.

Face à ce maillage serré du territoire et du métier, un jeune agriculteur choisit plus souvent le confort d’une installation « conventionnelle », qui aura le soutien « des structures », que la bataille pour convaincre commission foncière, banquier et coopérative d’un projet atypique (agroforesterie, bio, etc.). Sans compter la difficulté sociale quotidienne d’être celui ou celle qui a fait le pas de travers.

Cette organisation permet à la FNSEA de présider le Crédit agricole du niveau local au niveau national, la Mutualité sociale agricole (MSA), la société d’assurance mutualiste Groupama… Cette organisation a aussi obtenu, en 1966, la création du Conseil de l’agriculture française, outil de cogestion syndicat-gouvernement de la politique agricole, dont la composition est pour le moins consanguine. Y siègent en effet la FNSEA et son organisation de jeunesse, les Jeunes Agriculteurs, l’association des chambres d’agriculture, tenues à 93 % par la FNSEA, et la Confédération des coopératives et des mutuelles, toutes présidées par… la FNSEA.

Un rendez-vous mensuel avec leur ministre assure aux syndicalistes des textes législatifs favorisant le modèle économique de l’agriculture conventionnelle et le soutien politique de l’administration publique. À charge pour la FNSEA de mettre en œuvre sur le terrain ce qui a été négocié à Paris, ce qui explique les attributions préférentielles de terres, d’aides et de soutiens divers. Cela permet aussi au syndicat de donner son avis sur les nominations au poste de ministre de l’Agriculture.

Malgré la reconnaissance du pluralisme syndical en 1981, le Conseil de l’agriculture française reste fermé aux autres syndicats agricoles. Et la seule marge de manœuvre du Premier ministre consiste à choisir, dans la liste tendue par la FNSEA, quelles revendications il satisfera. En d’autres temps, républicains, une crise sociale se réglait par une conférence sociale avec tous les acteurs. Mais la « Fédé » ne semble pas prête à partager son pouvoir ni, surtout, à entendre l’urgence scientifique de changer de modèle. 

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