Le chambardement de la France paysanne
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À mes yeux, c’est le spectacle qui l’emporte sur tous les autres dans la France d’hier et plus encore d’aujourd’hui. Sans doute d’autres chambardements, d’autres bouleversements ont eu lieu – pour l’industrie, les villes, les moyens de transport, les techniques, la science… Et nous savons aussi que l’industrie de demain ne sera pas celle d’aujourd’hui, que pour elle le chambardement continuera.
J’ai montré à satiété qu’une France paysanne ancienne, celle des bourgs, des villages, des hameaux, des habitats dispersés, a duré, assez semblable à elle-même, jusqu’en 1914 sûrement, jusqu’en 1945 probablement.
Au-delà de 1945, elle a été victime des « trente glorieuses », de cet essor sans pareil qui devait durer jusqu’aux années soixante-dix et qui, sans nul doute, quand il reprendra, sera plus constructeur et destructeur encore qu’il n’a été.
Il s’en faut qu’avant 1945, et même avant 1914, les campagnes françaises n’aient pas connu de sérieux progrès.
La précipitation des échanges a favorisé partout les régions déjà privilégiées et fait basculer les plus pauvres dans le néant.
Il y a eu progrès de l’espace cultivé, progrès de la production, progrès des méthodes de culture avec l’utilisation des engrais dont j’ai indiqué les interventions successives ; il y a eu, à partir de 1822 au moins, progrès dans la construction des charrues et, plus tard, une série de mécanisations efficaces : les batteuses à pétrole, les faucheuses, les moissonneuses-lieuses.
Au chapitre des changements, il faut inscrire le développement de la grande propriété déjà présente en France, dès avant 1789 – ainsi autour de Paris –, et qui représente dans nos campagnes l’intrusion d’un capitalisme actif.
Tous ces chocs ont peu à peu poussé l’économie paysanne ancienne à sa catastrophe. Je pense que le plus décisif (parce que l’un des derniers, mais aussi pour d’autres raisons) a été l’introduction du tracteur, moteur mobile capable d’entraîner derrière lui la charrue la plus sophistiquée, l’énorme moissonneuse-batteuse (une usine en mouvement), les chariots surchargés de gerbes ou de cubes de foin, de paille, préalablement comprimés. Si le remembrement des propriétés a été possible, si la taille de l’exploitation dont peut se charger une famille d’agriculteurs a beaucoup augmenté, c’est sans doute grâce à lui. Autrement, comment ces larges pièces de terre qui marquent tant de paysages agraires pouvaient-elles être seulement labourées ? Sans doute, comme les propriétés des colons français d’Algérie – vers 1933 encore –, par une nuée de charrues et d’attelages travaillant simultanément, s’accompagnant, se croisant. Mais, dès cette époque, les tracteurs entraient en jeu en Algérie et marchaient même la nuit, leurs phares allumés. La France paysanne ne vivait pas encore à cette vitesse précoce. C’est seulement au-delà de 1945 que tout s’est précipité. Les attelages – chevaux ou bœufs – ont souvent complètement disparu. Dans mon village meusien, en 1980, lors de mon dernier passage, il n’y avait plus qu’un cheval, comme à la retraite, chez un de mes vieux cousins. La précipitation des échanges a favorisé partout les régions déjà privilégiées et fait basculer les plus pauvres dans le néant. Une France du vide, de la désertion s’est étendue d’elle-même, laissant l’espace aux broussailles et aux sangliers...
Il n’est pas sûr que l’agriculture d’aujourd’hui, qui va dans le sens de la technique et de l’évolution des mœurs, soit partout la solution raisonnable.
Pourquoi ce chambardement a-t-il eu lieu si tard ? C’est évidemment toute l’économie qu’il faudrait mettre en cause. Mais n’est-ce pas aussi ce simple fait que la vie paysanne a longtemps offert, à une population sûrement en excès, un certain équilibre de vie ? Près de Céret, dans l’Aspre redevenu sauvage où règnent les ronces, les genêts proliférants, les bruyères arborescentes que le sol ingrat mais vide ne décourage pas, « l’équilibre, m’écrit Adrienne Cazeilles [20 janvier 1985], fondé sur l’autoconsommation presque intégrale et une toute petite part de marché, plus apparentée au troc qu’à l’import-export, a basculé définitivement vers 1950 ». La population a lâché pied, laissant tout en place, comme on évacue, en temps de guerre, une position que l’on ne peut plus tenir. Mais auparavant la position se défendait d’elle-même. On ne vivait pas misérablement dans les mas de l’Aspre – pauvrement, durement, oui, mais ce n’est pas la même chose. Comme me le disait plaisamment mais finement un de mes amis, fils de paysans, né en 1899 : « Nous ne manquions de rien, sauf d’argent… »
Il n’est pas sûr que l’agriculture d’aujourd’hui, qui va dans le sens de la technique et de l’évolution des mœurs, soit partout la solution raisonnable. Bien qu’elle se soit réfugiée dans les meilleures terres, abandonnant les autres, elle reste, comme hier, partagée dans son espace par de grandes différences de productivité. J’ai pris trop de plaisir à certains ouvrages romancés, pas forcément exacts, où la campagne nous est contée (ainsi Une soupe aux herbes sauvages, d’Émilie Carles, qui nous transporte dans les Alpes de la Maurienne ; ainsi Retour à Malaveil de Claude Courchay) pour y chercher des témoignages impartiaux sur la France paysanne d’hier ou d’aujourd’hui. Mais j’avoue avoir été arrêté par quelques phrases qui m’ont paru d’une exactitude pathétique : « Dans le temps, tu pouvais t’en sortir en produisant pour toi. Maintenant, il y a les traites qui tombent tous les mois. Tu ne peux plus arrêter une fois que tu as commencé. Le tracteur, dès que tu as eu fini de le payer, il est bon pour la ferraille. Finalement, tu travailles pour le Crédit agricole. » Je continue à mon compte : jadis, tu travaillais pour le seigneur. Avant-hier, tu travaillais pour le propriétaire. Hier et aujourd’hui tu travailles pour l’État et pour les banques. « Pour ceux des banques, continue Claude Courchay, ça marche. Ils ouvrent des bureaux partout… Plus ça change, plus c’est pareil. La terre n’a jamais rapporté à ceux qui la travaillent. » Tout n’est peut-être pas nouveau dans la France nouvelle d’aujourd’hui.
Extraits de la conclusion de L’Identité de la France, t. 3 : Les hommes et les choses II © Éditions Arthaud, 1986
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[Bétaillères]
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