Comment analysez-vous la crise agricole actuelle ?

Nous vivons la phase terminale d’un processus engagé dans l’après-guerre. En 1965, dans Une France sans paysans, Michel Gervais, Claude Servolin et Jean Weil écrivent qu’on est en train de passer d’une « agriculture familiale artisanale » à une agriculture industrielle. On assiste alors à un processus de concentration capitalistique, comme dans l’acier – au XVIIIe siècle, vous aviez des tas de petits producteurs locaux d’acier ; aujourd’hui, vous avez ArcelorMittal. L’une des conséquences de ce processus d’augmentation de capital et d’endettement, c’est que les fermes ne vont plus devenir transmissibles : les terres, les bâtiments et les machines sont devenus si chers qu’une vie entière de travail ne suffit pas à rembourser l’outil de travail. On ne peut donc que basculer dans un régime de firme, avec une coopérative ou une autre structure capable d’emprunter énormément. Si les choses continuent ainsi, l’agriculture familiale n’existera plus en 2030. 

Cette agriculture capitalistique est-elle forcément nuisible à l’écologie ?

A priori, la taille de l’exploitation et la forme de son capital n’ont pas d’incidence sur ce qui se pratique dans les champs. La différence tient à la question suivante : qui maîtrise le capital ? Pour reprendre l’exemple de l’acier, Arcelor est finalement passé sous le contrôle de Mittal, qui appartient à des Indiens. Si un grand domaine agricole est racheté par des investisseurs saoudiens ou chinois, ceux-ci auront-ils envie de pratiquer l’agroécologie ? L’Occident est bien placé pour savoir comment on fait cracher du cacao et de l’arachide à des territoires lointains sans se soucier des conséquences sur l’environnement. 

« Si les choses continuent ainsi, l’agriculture familiale n’existera plus en 2030 »

Comment définissez-vous justement l’agroécologie ?

C’est l’agriculture d’un monde fini, c’est-à-dire qui respecte la notion clé de « limites planétaires ». Cela passe non seulement par une production plus territorialisée et par une baisse drastique de la consommation de produits animaux, mais aussi par une agriculture moins dépendante de la biomasse fossile, avec par exemple des carburants à base d’huile de tournesol ou de colza pour les tracteurs, sans oublier des substituts aux engrais azotés, car ceux-ci sont produits à partir de gaz, de pétrole ou de charbon. Au total, l’industrie des engrais représente à elle seule 2,4 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, soit davantage que le secteur de l’aviation. Pour remplacer en partie ce type d’intrants, on peut faire pousser plus de légumineuses – luzerne, lentilles, etc. Ces plantes vivent en symbiose avec des micro-organismes du sol qui savent capter l’azote de l’air et le fixer dans le sol, ce qui favorise la croissance des plantes.

Obtient-on les mêmes rendements qu’avec les engrais de synthèse ?

Il est indéniable que les sociétés industrielles obtiennent des performances exceptionnelles grâce à l’utilisation massive d’énergies fossiles. S’il était facile de s’en passer, nous n’aurions pas de problème écologique. Mais nous avons le choix entre ne rien changer et disparaître à l’échelle du siècle, ou changer afin de survivre. C’est une question existentielle. Les modélisations – comme le scénario Afterres2050, les travaux de l’Iddri, la prospective Agrimonde autrefois – affirment que les rendements agroécologiques peuvent suffire à nourrir la planète.

Cette agriculture plus écologique peut-elle répondre aux difficultés actuelles des agriculteurs ?

Entendez-vous manifester, par exemple, les agriculteurs de Franche-Comté qui produisent le Comté ? Non. Lactalis n’a jamais pris le contrôle de la région, ses agriculteurs ne sont ni surendettés ni exploités. Contrairement au modèle breton, ils ont refusé le changement en amont – en continuant à nourrir massivement leurs animaux au foin plutôt qu’en achetant du maïs ensilage. Ils ont aussi gardé la maîtrise de l’aval, à travers des fruitières, qui sont de petites unités de transformation. Et ils vendent leur fromage AOC.

Si l’on veut que ce type d’agriculture se généralise, elle doit bénéficier de filières privilégiées, notamment à travers les politiques alimentaires déployées par les collectivités locales. Il faut aussi que les consommateurs consentent à mieux payer les agriculteurs.

Mais pourrait-on vraiment nourrir la France entière avec des produits AOC, qui coûtent plus cher ? La consommation de bio s’écroule actuellement.

Le consentement à payer est évidemment très dépendant du revenu. Aujourd’hui, seuls les plus aisés peuvent se nourrir avec des aliments de qualité. D’où l’idée d’une « Sécurité sociale de l’alimentation ». Elle consiste, comme dans le cas des médicaments, à mutualiser la consommation de nourriture : chacun cotise selon ses moyens et tout le monde reçoit une somme identique pour acheter des aliments locaux et écologiques. Des expérimentations de cette démarche sont en cours, par exemple à Montpellier.

Qu’est-ce qui bloque une généralisation de l’agroécologie ?

Paradoxalement, le changement peut se faire assez facilement dans les exploitations agricoles. Si un agriculteur a des incitations fortes à cultiver de la luzerne et des lentilles en plus des céréales habituelles, il le fera. Il existe bien sûr quelques impasses agronomiques. Dans un sol extrêmement sableux, ou très pauvre comme dans la Champagne pouilleuse, l’implantation de l’agroécologie demande encore des efforts de recherche. Mais dans des régions comme la Beauce, la conversion est assez facile. Il ne faut pas plus de trois ans pour passer d’une quasi-monoculture de céréales, dépendante de l’azote liquide, à de la polyculture, plus diversifiée et moins tributaire des engrais.

Le verrouillage est plutôt socio-économique, car il va y avoir de grands perdants. Si votre entreprise se situe en amont du secteur de l’agriculture industrielle, vous n’avez pas intérêt à ce que le système change. Il ne s’agit pas seulement que les gens mangent plus de lentilles, mais que les transformateurs modifient leurs filières. L’industrie sucrière, par exemple, a créé des bassins sucriers autour de ses usines pour réduire les coûts de transport. Si vous dites que le nouveau modèle s’articule autour de micro-sucreries, comme on a des micro-brasseries, alors il faut déconcentrer toute l’infrastructure. Le changement nécessaire est de l’ampleur d’une transition de tissu industriel.

Quel avantage aurait un agriculteur français à passer à l’agroécologie ?

Soyons très clair : l’écologie est un « dysangile », une mauvaise nouvelle. Ce qu’on a tous à y gagner, c’est de survivre. Si on mange comme des Américains, on détruira la planète. Si on mange comme les Indiens, avec peu de protéines animales et beaucoup de légumineuses, on pourra s’en tirer. Pour des gens dont l’existence se résume à consommer plus, c’est une mauvaise nouvelle. Mais ceux qui sont sensibles à la vie de leurs petits-enfants peuvent y être réceptifs.

Pourquoi faire ces efforts si le reste de la planète ne change pas ses pratiques ?

Les Européens doivent se rappeler qu’ils n’ont pas de pétrole ! Si on ne change rien, nous pouvons dire adieu à toute indépendance. Penser que l’agro-industrie apporte de la souveraineté alimentaire, c’est ne pas comprendre d’où viennent les facteurs de production : les engrais azotés de Russie, les carburants des pays du Golfe, les pesticides de ChemChina… L’Europe s’en sort bien sur les semences, mais les datas des tracteurs connectés appartiennent aux Gafam et l’alimentation de l’élevage breton dépend du soja du Brésil. Mieux vaut produire à notre échelle, en maîtrisant les moyens de production et de transformation. En ce sens, les « projets alimentaires de territoire » (PAT) lancés en 2014, en faisant entrer les collectivités locales dans le jeu, ont été une mesure assez décisive. Au lieu d’avoir des territoires subordonnés aux filières, nous pourrions avoir des filières subordonnées aux territoires.

Le problème est donc plus organisationnel que financier ? 

Depuis 1945, on injecte de l’argent dans l’agriculture comme dans un puits sans fond, mais l’on va de crise en crise. J’entends dire qu’il faut abolir la dette des agriculteurs. Mais si l’on ne change pas le système, le premier réflexe de ces agriculteurs consistera à solliciter un crédit pour acheter les terres du voisin ou du matériel plus gros. Et un problème de dette se posera de nouveau dans dix ans. Les agriculteurs ne sont pas prisonniers de la dette, ils sont prisonniers du système de production. Certains paysans boulangers vivent très bien, par exemple. Il faut se demander qui détient l’appareil de production, y compris la terre : des grandes firmes, des collectivités locales, des collectifs de citoyens comme Terres de liens ? De la même façon, nous n’allons pas nourrir Paris ou Lyon en circuits courts. Il faut donc savoir qui contrôle le système d’approvisionnement.

Qu’attendre d’innovations comme l’intelligence artificielle, l’agriculture de précision, les drones de surveillance des cultures… ?

Compte tenu de l’ampleur des enjeux, je ne miserais pas sur une technologie de rupture pour atteindre nos objectifs. Je suis hostile non pas aux technologies, mais au technosolutionnisme, qui consiste à utiliser les technologies pour ne pas changer de mode de vie par ailleurs : « Dormez, braves gens, on va remplacer la voiture à essence par la voiture électrique. » Cette économie de la promesse fait que, soixante ans après la parution du Printemps silencieux de Rachel Carson – livre qui démontrait en 1962 les ravages des pesticides sur les populations d’oiseaux –, on n’a toujours rien fait. Aujourd’hui, la charge de la preuve incombe aux technosolutionnistes. 

Faut-il imaginer une rémunération pour les agriculteurs qui font l’effort de préserver l’environnement ?

Il existe deux types d’outils pour orienter les gens : la règle et le marché. Je pense souvent qu’une règle simple est ce qu’il y a de plus efficace, mais je ne suis pas adversaire d’une solution de marché. Il est cohérent que des gens qui préservent la vivabilité de la planète soient rémunérés pour ça. 

Si l’agroécologie est aussi vertueuse, pourquoi certains agriculteurs dénoncent-ils les normes écologiques ? 

Quand vous n’êtes pas capables de voter des lois simples et courageuses, comme l’interdiction des pesticides, alors vous faites des usines à gaz. On laisse des personnes utiliser des produits parfois extrêmement toxiques, en leur demandant, en conséquence, de remplir des tas de documents, avec des obligations très procédurières. Ces normes sont facilement supportables dans une entreprise qui a un service dédié à ces tâches. Mais quand vous travaillez sous une forme sociale qui relève de l’artisanat, c’est très lourd. 

 

Propos recueillis par HÉLÈNE SEINGIER & JULIEN BISSON

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