La politique est un art du mouvement. Mouvement de l’histoire qui se fait en marchant, en courant parfois, lorsque les circonstances viennent à l’accélérer brutalement. En démocratie, ce bouillonnement est perpétuel, et la politique se compose essentiellement au présent. Le philosophe Claude Lefort, grand penseur de la démocratie et des totalitarismes, disait de la première qu’elle est la société historique par excellence, celle de la « dissolution des repères de la certitude », du triomphe de l’événement et de l’indétermination de l’histoire. Dans une démocratie fonctionnelle, aucune place n’est garantie perpétuellement pour un dirigeant, et les électeurs sont libres de bousculer l’ordre électoral, de refuser les schémas imposés par les sondages et les traditions politiques. La France en a fait l’expérience l’année dernière. 

Lefort disait également que les sociétés totalitaires, dans leurs variantes soviétiques ou fascistes, étaient devenues – à l’inverse des démocraties – « sans histoire », parce que le temps politique y était figé autour d’une idéologie déconnectée de la réalité et de dirigeants statufiés par un culte sans limite de la personnalité. Dans les pays aujourd’hui gouvernés par les nouveaux autocrates, ce rapport au temps politique s’organise de manière un peu différente. Dans Le Meilleur des mondes, Aldous Huxley rappelle que « la dictature parfaite serait une dictature qui aurait les apparences de la démocratie ». À ce titre, il est frappant de noter à quel point les nouveaux dictateurs prennent toujours garde de singer les apparences de la démocratie. Hormis en Égypte où le maréchal Al-Sissi vient d’être réélu avec 97 % des suffrages – un score que lui auraient certainement envié en leur temps Hafez Al-Assad ou Saddam Hussein –, Vladimir Poutine ou Recep Tayyip Erdogan ont le triomphe modeste et gagnent les élections avec des scores sensiblement inférieurs aux dictateurs d’antan. 

La temporalité de ces nouveaux autocrates prétend donc se situer dans une histoire en marche, indéterminée, sujette à opposition, à campagne électorale, et donc à défaite éventuelle. Sauf qu’ici le mouvement est factice et la temporalité purement théâtrale. Aucun des acteurs de cette pièce n’est dupe de sa fin et de la victoire du pouvoir en place au terme d’élections cadenassées, sous le regard impuissant de médias bâillonnés ou serviles et d’opposants fantoches, même si tous feignent la surprise à l’issue d’un jeu dont la conclusion est toujours la même. 

Mais contrairement au totalitarisme, les simulacres d’élections et la censure de la sphère publique sont insuffisants pour interrompre l’histoire. Les sociétés russe, turque, égyptienne ou chinoise continuent d’être travaillées par des courants contradictoires et des évolutions de fond. Nos nouveaux autocrates se contentent de figer l’espace de la compétition politique pour se garantir un pouvoir pérenne et surtout incontesté. Pariant sur l’apathie de la majorité et sur la peur qu’ils inspirent à la minorité qui pourrait s’opposer à eux, ils pervertissent le temps public démocratique, par nature lacunaire et troué d’événements imprévisibles, pour lui substituer une linéarité officielle sous contrôle, donc trompeuse. Ils tentent de se mettre à l’abri de la fortuna, la contingence et l’irrationalité quasi quotidienne du politique dont parle Machiavel et qui vient déjouer les plans les plus prévisibles. Mais, en dépit de tous leurs efforts, ils ne peuvent, pas plus que leurs prédécesseurs les plus calculateurs, prévenir l’immense désir d’alternative des peuples qui surgit parfois, et vient renverser la table de leur pouvoir pour les emporter dans les limbes ; cette accélération du temps abrupte, foudroyante et souvent féroce qu’on appelle la Révolution. 

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