Russie : Président pour l’impunité
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Par un nouveau scrutin non démocratique, Vladimir Poutine vient de démontrer qu’il n’a pas l’intention de quitter le pouvoir. Succession et alternance ne font pas partie de son vocabulaire. En d’autres termes, sa priorité consiste à empêcher toute personne de revendiquer la place. Il doit mettre hors jeu les rivaux potentiels et dissuader toute contestation, au sein des élites comme dans la société.
Persuader les Russes qu’il n’y a pas d’alternative au système Poutine, c’est à cela que servent les élections sans choix. L’important n’est pas d’être aimé ou admiré, mais d’être craint. Et en proclamant une victoire écrasante à 76 %, avec 67 % de participation, le régime écrase la société, et tente de bluffer les médias et gouvernements du monde entier.
Les responsables russes savent bien que le scrutin ne traduit pas l’expression libre et éclairée des 110 millions d’électeurs. Ils connaissent dans le détail les moyens utilisés par leurs médias, leurs administrations – notamment la Justice et l’Intérieur – et leurs commissions électorales pour écarter les opposants de la course, orchestrer la propagande et ajuster à la hausse le taux de participation et le score gagnant. Pour décrocher une majorité des trois quarts, il leur faut contrôler toutes les étapes et tous les acteurs du processus.
Le régime bénéficie au mieux du soutien d’un tiers des adultes russes. Sur 110 millions d’électeurs inscrits, Poutine a recueilli officiellement 56 millions de suffrages, en réalité autour de 45 millions (avant fraudes et bourrages d’urne), dont plusieurs millions ont été obtenus sous contrôle direct : vote en groupe, vote chez soi avec une urne mobile, vote sous surveillance de nombreux étudiants et fonctionnaires qui doivent prendre en photo leur bulletin, vote dans un bureau autre que le bureau où l’électeur est enregistré (5,6 millions de suffrages en 2018 contre 2 millions en 2012).
Selon les observateurs et experts indépendants, la participation réelle à la présidentielle se situe autour de 58 %, et non 67 %. L’électorat russe n’est donc pas unanimiste. On distingue en son sein trois grands comportements : 40 à 43 % des électeurs boudent les urnes, par indifférence, par dépit, ou pour protester ; environ 15 % donnent leur voix à l’un des sept candidats adoubés par le Kremlin ; 42 à 45 % votent pour Vladimir Poutine, plus ou moins librement.
Le vote réel met sérieusement en question l’immense « popularité » du Chef, fixée à 85 % en 2017 par des organisations proches du pouvoir. D’ailleurs, le centre Levada, seul institut de sondage indépendant, avait été sommé de ne publier aucune enquête sur les intentions de vote. Leurs données indiquaient aussi qu’une majorité de Russes ne considèrent pas les élections comme honnêtes.
Ce soutien d’un tiers des adultes russes est en grande partie construit sur une crainte de l’inconnu, une peur de l’avenir, une préoccupation obsédante des problèmes du quotidien. Il vaut mieux accepter la situation présente, même si elle n’est pas satisfaisante. Poutine ne leur assure plus la stabilité, car les conditions de vie se dégradent, mais un rempart contre l’imprévu. Ils préfèrent s’adapter à un lent déclin que prendre le risque d’une crise ouverte.
Les autorités n’ont aucun intérêt à rassurer les administrés. Au contraire, elles nourrissent leurs peurs et en font leur fonds de commerce. Par une propagande xénophobe et brutale, elles construisent une image diabolique de l’Ennemi, responsable de tous les problèmes : le gouvernement ukrainien est criminel, l’Amérique fomente des révoltes, l’Europe veut affaiblir la Russie et récupérer ses ressources, l’opposant Alexeï Navalny est un traître, les écologistes et défenseurs des libertés publiques sont payés par l’étranger…
En ce qui concerne la « fierté patriotique » supposée des Russes, les sondages mis en ligne par le centre Levada sur son site Internet révèlent d’autres sentiments. La politique de grande puissance et la « menace extérieure » viennent loin derrière les préoccupations domestiques : niveau de vie, chômage, santé, peur de la pauvreté. La grande majorité des personnes interrogées se disent inquiètes des conflits armés. S’ils ont applaudi l’annexion de la Crimée en mars 2014, l’enthousiasme est retombé. Ils ne soutiennent pas les guerres du Donbass et de Syrie. Ils souhaitent que les relations avec l’Europe s’améliorent.
Les États-Unis restent l’adversaire traditionnel, la figure symbolique de l’Ennemi. D’ailleurs, la propagande officielle vise plus violemment Washington, et Londres depuis l’empoisonnement de Sergueï Skripal et de sa fille début mars. Elle présente les expulsions de diplomates-agents russes de vingt-sept pays occidentaux comme « imposées » par les Américains et les Britanniques à leurs alliés. Le Kremlin ne ferme pas la porte d’un rapprochement avec l’Europe car il comprend que les pays européens ne sont pas perçus par les Russes comme une menace militaire, et que l’économie russe dépend fortement des échanges avec ses voisins à l’ouest.
Le discours guerrier est construit sur l’idée d’un grand complot anglo-saxon contre la Russie, via la manipulation de l’OTAN et des élites européennes. Alors que l’offensive subversive de Moscou contre plusieurs pays occidentaux ne fait aucun doute, le Kremlin nie tout en bloc et affirme que c’est l’Occident qui mène le combat pour « affaiblir » la Russie. Les gouvernements européens réfutent cette interprétation et affirment que leur adversaire est le régime Poutine, pas la société russe.
Le revers d’un plébiscite imposé est la faible légitimité politique qu’il apporte au groupe dirigeant. Le régime est sur le qui-vive. Il a créé une bulle d’unanimisme, qui ne peut voiler l’inefficacité criante du gouvernement et la corruption des responsables, grands et petits. Un « hourra ! » électoral ne fabrique pas d’un coup de baguette magique une société obéissante et motivée, ni des élites professionnelles dynamiques et productives.
Ainsi, la force de résistance du régime Poutine ne provient pas de l’adhésion populaire, mais d’une féroce politique de contrôle et de désinformation. L’embrigadement des électeurs, la fraude sans complexe, la répression de la société civile font partie de la démonstration d’un pouvoir sans contrainte et sans limite : je transgresse, donc je suis le plus fort. Le pouvoir appartient à Vladimir Poutine et son clan, il ne leur est pas confié par les citoyens. Et puisqu’il leur appartient, aucune limite dans le temps n’existe.
Dès 2007, Poutine a écarté l’option d’une succession bien ordonnée. Il a placé son homme au Kremlin, de 2008 à 2012, en conservant le rôle dominant. Pendant la présidence Medvedev, le tandem a bien fonctionné, mais une répétition de ce stratagème en 2024 est improbable, car trop risquée. Poutine aura alors 72 ans. S’il réussit à survivre aux crises internes et externes qui s’aggraveront dans les années à venir, il devra trouver un autre mode opératoire, avec l’accord de son groupe oligarchique, des militaires et des administrations.
Il ne veut pas renoncer au pouvoir, mais il hésite à revendiquer une présidence à vie, comme le président kazakh Nazarbaïev, ou le président chinois (Xi Jinping n’est pas élu par le peuple, mais par la nomenklatura du Parti communiste). Il a besoin du trompe-l’œil unanimiste, pour décourager les prétendants et impressionner les États étrangers. Il ne peut pas dire que ce nouveau mandat sera le dernier, car il enclencherait alors la machine infernale de la succession, ou de la révolution de palais.
Vladimir Poutine se maintient au pouvoir par la force de l’arbitraire, la puissance financière et son emprise sur les organes militaires et policiers. Il doit rester président pour conserver l’immunité et l’impunité. Il craint les vengeances, et les sanctions qu’une justice indépendante prononcerait contre lui après son départ, ou sa chute. Pour nous, Européens, et pour tous les voisins de la Russie, l’époque des tensions et des conflits s’annonce longue et difficile.
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