Il n’y a pas de dictatures sans consentement. Cette évidence résout l’énigme de leur irruption dans le champ politique d’un pays. On est loin du romantisme journalistique d’autrefois : le dictateur n’est pas le violeur de la Constitution, le tortionnaire d’un peuple victime, l’homme aux chars et au communiqué numéro 1 qui apparaît à la télé nationale en lunettes sombres. Que non ! Là, au XXIe siècle, les dictateurs ont réformé leur image. Ils ne sont plus une chose subie, mais une chose désirée. De quel désir sont-ils l’incarnation ? Cela dépend. Prenons Poutine. L’homme est le portrait du dictateur sexy, viril, sportif, entreprenant, incarné, musculaire. Le body-dictateur. Il s’affirme par opposition à la démocratie, « vieille », molle, indécise, faible, inutile et même dangereuse pour la vie collective et la reproduction de la nation. Poutine est le corps de la dictature, son fantasme matériel. Son jeu de rôle s’appuiera sur ce casting du héros physique. On ne vote pas pour Poutine, on est séduit par lui, ses choix, son côté loup solitaire, beau Sibérien. On l’épouse politiquement.

Mais le dictateur a aussi muté ailleurs, dans le monde dit « arabe », géographie par excellence du tribalisme, du monarchisme grossier et du révolutionnisme induit par des histoires de colonisations et de guerres de libération. 

Là, dans ces pays, le dictateur se présente comme garant de la stabilité, c’est-à-dire l’immobilité. Son mandat à vie est un sacrifice personnel au désir collectif de la « stabilité ». C’est ce que vend comme argument Al-Sissi en Égypte ou Bouteflika en Algérie. Je ne suis pas dictateur parce que je le veux, mais parce que je me sacrifie pour vous. Le dictateur n’est pas une figure révolutionnaire mais le garant contre le risque d’une révolution à la libyenne, à la tunisienne et surtout à la syrienne. C’est moi ou le chaos. Le dictateur représente le consensus primaire, faible, la garantie contre soi. « Sans moi vous allez vous dévorer les uns les autres. » Le dictateur se présente comme arbitre, gardien. Dans le milieu du siècle dernier il était l’incarnation du changement, il est désormais l’incarnation du non-changement.

C’est ce qu’on répète à propos de Bouteflika et de son mandat à vie et à mort en Algérie. Sa dictature est un sacrifice. Son autoritarisme est, dit-on, la réponse consentie au vœu de la majorité. Il n’a pas pris le « Pouvoir » mais a endossé un « Devoir ». Vieille rhétorique qui, au moment des crises, s’offre comme un salut. 

Le mandat à vie, on le présente comme une nécessité pour garantir la paix, c’est un dévouement. Il ne peut être qu’éternel, mais il s’accompagne toujours, curieusement, d’un caprice rituel : des élections, dont les dictateurs sont férus comme on l’est de ses d’animaux sauvages tués et empaillés ! Ils en organisent dans les règles, cycliquement et avec force dépenses et invitations faites à des journalistes occidentaux. Le rite est destiné, bien sûr, à écraser les oppositions internes sous le faste de la Puissance, les ambitions alternatives au « Suprême », et à paralyser les pressions étrangères, souvent occidentales. Le Sacrifié Suprême se plie aux usages… Les fake élections sont criardes par leurs chiffres de participation, leurs fraudes, leurs méthodes musclées pour empêcher les candidatures qui gênent, mais on les organise comme des soirées où on accueille même les gens qu’on n’aime pas. Le souci du dictateur n’est pas son élection – il est déjà élu – mais le taux de participation. Ce chiffre fonctionne comme un plébiscite à destination de la communauté internationale. C’est un recomptage des troupes fidèles, pas une consultation populaire.

Le cas algérien est une coupe verticale dans le corps des néodictatures : le chef est là, à vie, à mort, selon de nouvelles logiques d’intérêt. C’est le cas d’une dictature par défaut. Le chef suprême, Grand-Père du peuple (par opposition à la formule de « Père des peuples ») procède par destructions de toutes les institutions productrices de leaders et d’oppositions ou d’alternances. À la fin, le vieillard est seul à gouverner, plébiscité par la peur de l’inconnu, assurant aussi un équilibre dans le régime bâti sur la rente. 

Bouteflika n’est pas un dictateur classique, mais mystique, porteur d’une vision de gardien des frontières, de la sécurité, de la stabilité. Cette terre est sienne parce qu’il l’a libérée, lui et ses « Frères » du FLN (le Front de libération nationale). Il fait partie de la caste des dictateurs libérateurs en chef d’après les décolonisations. Il vivra sur ce souvenir en s’efforçant de préserver le pays contre la colonisation mais aussi contre… la liberté. Autour de cette mystique populiste se grefferont des lobbies d’apparatchiks et d’oligarques qui ont tout intérêt à ce que cette figure tutélaire reste au pouvoir. C’est une dictature qui ne promet pas un lendemain meilleur mais un aujourd’hui digne de « l’Hier » national, épique. 

Le mandat à vie, formule démocratisante de la dictature (car elle suppose au moins une élection ou deux et pas seulement un coup d’État), peut être théologique, sexy, garant de la sécurité, et s’offrir comme le remake d’un épisode marquant de l’épopée d’une nation. Dans tous les cas de figure, il se construit toujours sur un consentement. Celui d’une partie de la population : par chantage alimentaire, usage de la force, propagande jouant sur les peurs ou les souvenirs de gloire pour contrer les humiliations présentes. Pour lutter contre, il ne suffit pas de demander des élections propres ou le départ du dictateur. Il faut casser ce consentement, lentement faire la pédagogie de l’intérêt de tous dans un système de démocratie, la construction d’institutions capables de faire de l’alternance une garantie de liberté et pas un signe de faiblesse. Conclusion d’un ami chroniqueur algérois : « Il y a l’abus de pouvoir mais le pire, c’est l’abus d’obéissance. » C’est ce qui constitue le ciment des dictatures et fait du mandat à vie, pour son bénéficiaire, presque une mystique. D’où cet air égaré des dictateurs quand ils « tombent ». Ils ne comprennent pas, simplement, qu’on puisse autant leur en vouloir alors que s’ils sont restés au pouvoir, c’est pour « le bien de tous ».

Le dictateur se sacrifie pour vous mais, en général, c’est vous qui mourez. D’usure, de torture, ou par l’exil. 

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