Par sa longévité, le président turc Recep Tayyip Erdogan a déjà surpassé Mustafa Kemal Atatürk, le fondateur de la république. Et son règne n’est pas fini. Le seul doute qui subsiste sur les prochaines élections présidentielle et législatives, c’est leur date. Programmées en novembre 2019, elles pourraient être avancées. Celui qui occupe le pouvoir depuis 2003 se verrait alors reconduit jusqu’en 2029… 

Tout retour en arrière semble impossible. Celui qu’on surnomme le « Reis » a asséché les contre-pouvoirs institutionnels grâce à la ratification par référendum, en avril 2017, d’une présidentialisation du régime que ces élections doivent entériner. Pour se maintenir au sommet pendant quinze ans, malgré des soubresauts politiques violents et un climat régional mouvant, Erdogan a su, de manière très opportuniste, se servir des circonstances, faire et défaire les alliances et jongler avec les idéologies. Mais à l’heure de verrouiller – définitivement ? – le pouvoir, il s’appuie sur ses ressorts immuables en Turquie : le nationalisme et l’identité religieuse. La turcité et l’islam. Le président turc, qui revendique à la fois l’héritage de l’Empire ottoman et, en partie, le legs républicain, parvient à réunir sous son autorité la mosquée et la caserne. C’est l’homme de la synthèse.

Par sa culture et par sa formation politique, Recep Tayyip Erdogan est le pur produit de l’école de Necmettin Erbakan, le père de l’islam politique turc. Sous son aile, le jeune militant impétueux gravit les échelons au sein du Parti de la prospérité (Refah partisi) et se fait élire maire d’Istanbul, notamment grâce aux voix des classes populaires, néo-urbaines et conservatrices, auxquelles il appartient. Mais à la fin des années 1990, il a fait sa mue et rompt avec la doctrine islamiste d’Erbakan. Il fonde l’AKP, un parti « musulman démocrate », libéral et pro-européen. Pour conquérir la scène nationale, il met l’agenda religieux en sourdine. Aussitôt réélu en 2007, avec un score de 46,6 %, Erdogan fait cependant un geste en direction de ses électeurs traditionnels en abolissant l’interdiction du voile à l’université. 

Au fil des années, la place de la religion dans la sphère publique et dans le discours politique turc n’a cessé de croître. Les normes sociales des conservateurs ont peu à peu triomphé. Dans l’éducation, par exemple, où les lycées d’enseignement religieux, comme celui fréquenté autrefois par Erdogan, ont remplacé le modèle de l’école laïque.

Le pouvoir impose une conception islamique de la famille et de la société : construction de mosquées, réforme du mariage, promotion du pèlerinage à La Mecque, restrictions sur la consommation d’alcool… La Diyanet (direction ministérielle des Affaires religieuses) est dotée de moyens chaque année plus importants. Le chef de l’État exhorte les femmes turques à « faire au moins trois enfants » ; il répète que « l’avortement est un meurtre » et réduit à néant le travail des plannings familiaux. 

La religion est d’abord, pour lui, un instrument de domination. Il se veut le guide d’« une jeunesse pieuse » par opposition à « une jeunesse droguée »… Depuis qu’il est devenu président de la République en 2014, Erdogan ponctue ses harangues de versets du Coran. Il se compare même au prophète Mahomet, sauvé par une araignée à Médine, lorsqu’il réchappe à la tentative de coup d’État à l’été 2016, et lance lui-même l’appel à la prière dans les mosquées du pays.

Pour autant, réduire la Turquie à un pays musulman et son leader à un militant islamique ne permet pas de comprendre pleinement la méthode de Recep Tayyip Erdogan. La fonction présidentielle l’a « étatisé ». Ces dernières années, c’est d’abord sur le nationalisme, l’un des fondements idéologiques de la république turque, qu’il s’appuie pour recréer autour de lui un consensus fort. Son alliance à l’extrême droite avec le MHP (Parti de l’action nationaliste), avec les Loups gris et avec le courant « eurasiste » l’a poussé à adopter la ligne traditionnelle des faucons, sur la question kurde notamment. La reprise de la guerre contre le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) en 2015, tant en Turquie qu’en Syrie, puis la tentative de putsch en 2016 ont alimenté en continu cette poussée de nationalisme qui a atteint un nouveau pic avec l’invasion de la province kurde syrienne d’Afrin par son armée. Elle se traduit par une répression judiciaire acharnée contre les représentants du parti kurde HDP, troisième force politique du pays, contre la presse et les défenseurs des droits humains.

Le « commandant en chef » Erdogan a besoin d’ennemis. L’Occident manipulateur est accusé, comme il y a un siècle, de vouloir diviser la Turquie et d’instrumentaliser une cinquième colonne de « traîtres » à la patrie dont la liste s’allonge à vue d’œil. Le discours antioccidental, « anti-impérialiste » et volontiers complotiste du pouvoir turc va jusqu’à mettre en péril les relations historiques qu’entretient la Turquie avec ses partenaires de l’OTAN, mais aussi avec l’Union européenne. Dans le même temps, en 2016, le Reis s’est rapproché de Vladimir Poutine, faisant de la Russie son principal allié stratégique. 

L’« Erdoganisme » est l’aboutissement d’un processus politique complexe qui dépasse Erdogan lui-même et qui lui survivra sans doute. En associant l’islam et le nationalisme au pouvoir, le président turc rappelle à certains la figure du sultan rouge, Abdülhamid II, qui avait déclenché les premiers massacres d’Arméniens dans l’Empire ottoman, entre 1890 et 1909. Mais Erdogan réalise surtout le vieux rêve d’une synthèse « turco-islamique », un courant idéologique en vogue au sein de la droite réactionnaire et anticommuniste dans les années 1970, époque où il a fait ses armes comme jeune militant. L’historien Ibrahim Kafesoglu fait alors de l’enseignement de la « culture nationale » une priorité. Il oppose la civilisation turque millénaire, sa langue, son histoire, au virus de l’influence occidentale… C’est parce qu’il s’inscrit dans la continuité d’une longue histoire politique que le pouvoir d’Erdogan défie le temps et se joue des circonstances. 

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