Les attentats qui se succèdent en Occident et ailleurs (où ils sont plus fréquents et bien plus meurtriers sans qu’on en parle beaucoup) sidèrent les pays touchés, leurs gouvernements, leurs services de sécurité. Et légitimement inquiètent leurs peuples.

Pour des raisons diverses, et qui mériteraient sans doute le regard critique de l’historien, la France a déclaré la guerre à l’État islamique en le bombardant. Et l’État islamique, qui ne cesse de menacer et d’exécuter à tout-va depuis l’enlèvement d’Hervé Gourdel en Algérie fin 2014, réplique partout où il le peut.

Les autorités, qui ont longtemps cherché les mots pour désigner l’adversaire, ont tardivement défini ses contours : une armée terroriste djihadiste. Il faut maintenant trouver comment lui résister efficacement. Et pour cela, il faut comprendre comment le terrorisme a évolué, devenant un objet pluriel et complexe.

Depuis 1979 et la chute du shah d’Iran, que suivit dix ans plus tard celle de l’URSS, l’apparition d’un terrorisme d’une nature différente des précédents a changé la donne. Le terrorisme d’État s’est réduit, les irréductibles basques et irlandais ont fini par rendre les armes et les FARC colombiennes se sont, elles, tout simplement criminalisées. Le Front international islamique mondial du djihad contre les Juifs et les croisés (vrai nom d’Al-Qaïda, version Ben Laden) s’est fait dépasser par le califat de l’État islamique.

Sont apparues en complément deux « nouveautés » : les hybrides gangsterroristes et le lumpenterroriste, qui agit par impulsivité avec les moyens du bord. Le tout porté par un processus d’accélération lié à l’incubateur Internet. Ces nouveaux  opérateurs ne sont du coup plus importés de l’extérieur, mais nés sur le sol des pays occidentaux cibles. Des terroristes enracinés ont peu à peu remplacé les habituels commandos envoyés de l’extérieur. Quand ils ne se sont pas simplement convertis dans l’espace de l’islam radicalisé, loin d’être le principal opérateur du terrorisme, en Occident tout du moins.

Avec Khaled Kelkal en 1995, le gang de Roubaix en 1996, la France a connu la douloureuse expérience des hybrides, mi-gangsters, mi-terroristes, naviguant entre deux fichiers et échappant ainsi à l’attention des services incapables de faire la connexion.  Mohammed Merah, seize ans plus tard, est venu rappeler que le processus fonctionnait toujours ; les attentats du 7 janvier et probablement ceux du 13 novembre l’ont montré davantage encore. Ce phénomène avait déjà été souligné en 2006 dans l’étude de Mitch Silber « Radicalisation en Occident, la menace intérieure », que j’avais supervisée pour le NYPD (la Police de New York) : « Tandis que la menace extérieure demeure, plusieurs des attentats terroristes ou des complots contrecarrés dans des villes en Europe, au Canada, en Australie et aux États-Unis, ont été conceptualisés et planifiés par des résidents/citoyens qui ont cherché à attaquer leur pays de résidence. La majorité de ces individus sont considérés comme “ordinaires” – ils avaient des motifs “ordinaires”, des vies “ordinaires” et peu d’antécédents terroristes ou même parfois criminels. » Les frères Kouachi et Amedy Coulibaly ont complété la série.

Nommé à la tête du NYPD juste après les attentats de septembre 2001, Raymond Kelly a rapidement pris la mesure des failles existant aux États-Unis. Plutôt que de chercher des responsables et des coupables, il engagea sa police, la plus importante des États-Unis, dans une révolution culturelle majeure. À partir de rien, il décida de créer un service de renseignement spécialisé dans l’antiterrorisme et de le confier à un regroupement inédit de policiers expérimentés, d’agents du renseignement, d’universitaires et de chercheurs. En alliant les conceptuels et les opérationnels, non seulement dans la définition de l’outil, mais en imposant des binômes à tous les niveaux (il y a autant de civils que de personnes portant l’uniforme parmi les 3 000 agents recrutés), le NYPD est sorti de ce qui est le problème majeur de l’antiterrorisme occidental : son absence d’existence véritable. 

En effet, pour l’essentiel les services antiterroristes sont issus du contre-espionnage ou de la lutte contre le crime organisé. La culture de ces services est d’imaginer que le temps est leur allié, car il faut lentement remonter vers la tête de l’organisation, sans trop la perturber, en récupérant une information ici, un contact ailleurs, et en essayant toujours d’obtenir un petit peu plus avant de tout faire tomber. Et surtout en ne partageant les informations avec personne pour protéger ses sources. Or, en matière d’antiterrorisme, un fonctionnement contraire s’impose de plus en plus. Il faut agir avant les attentats, partager beaucoup d’informations et chercher le centre de la nébuleuse plutôt que le sommet d’une pyramide imaginaire. 

Cet écart de culture et de méthode pèse fortement sur l’efficacité des systèmes occidentaux, même si dans la réalité, par chance ou grâce à la détermination des services, la plupart des attentats sont évités. Mais la proportion de ceux qui se produisent pourrait encore être fortement réduite.

Après chaque catastrophe sécuritaire depuis une cinquantaine d’années, une commission d’enquête, publique ou interne, publie un rapport. Systématiquement, ce document rappelle que les services :

1) savaient tout ou presque ;

2) pour de mystérieuses raisons, n’ont pas compris ce qu’ils savaient (les Américains ont une formule expresse : « We did not connect the dots ») ;

3) espèrent que ça ne se reproduira pas.

En France, face à ces événements, le processus de révolution dans la gestion plurielle des terrorismes engagé par Rémy Pautrat, alors conseiller de Michel Rocard, réenclenché par Nicolas Sarkozy puis Manuel Valls, tous deux ministres de l’Intérieur à l’époque de ces mouvements, doit être accéléré. Si la Justice a montré la voie avec son parquet antiterroriste à compétence nationale et clairement efficace, c’est loin d’être le cas de l’antiterrorisme, victime d’un empilement savant marqué par le syndrome de capharnaüm : DGSI, SCRT, SDAT, DRPP, SATBC, UCLAT, EMOPT se disputent le sujet, sans compter la part importante prise par les militaires.

Rien ne sert de chercher des coupables mais il faut trouver des responsables capables d’engager vraiment la mutation du renseignement qui ne doit plus être un « métier de seigneur », comme le disaient les Allemands. La démocratisation du renseignement vise à en élargir la communauté, à intégrer le travail des opérationnels de terrain, à créer des binômes entre universitaires, chercheurs et agents opérationnels pour tirer les conséquences des failles et améliorer le système. 

Le moment semble enfin venu de le faire. Pour passer de la résilience à la résistance.  

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