Une force qui va
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Devenir avocat ? Jamais cette idée n’a traversé son esprit durant son enfance et son adolescence. Être et rester le premier de la classe suffisait à Robert Badinter car tel était le vœu de ses parents, Simon et Charlotte, unis par les liens du mariage en 1923 après une rencontre au bal des Bessarabiens de Paris.
Robert Badinter a toujours aimé évoquer cette scène fondatrice de son histoire familiale : deux jeunes Juifs nés dans la même province d’Europe orientale, sous la tutelle du tsar de Russie, se découvrant au cours d’une valse. La jeune Charlotte est issue d’une famille modeste qui s’est installée à Paris dans le quartier Mouffetard et vivote du commerce de la friperie. Le jeune Simon, qui fut élève au lycée impérial de Kichinev puis étudiant en économie à Moscou, bénéficie d’un tout autre capital intellectuel. Parlant russe et français, il a fini ses études en France avec un diplôme d’ingénieur. Sans doute a-t-il un moment rêvé d’une carrière flatteuse, mais il lui faut gagner sa vie au plus vite : il choisit de se lancer dans le commerce des peaux et de la fourrure. Le nom de son entreprise, « Paris-New York », sonne comme une promesse.
Avisé, énergique, leur couple connaît une réussite indéniable. Simon et Charlotte emménagent dans le très chic 16e arrondissement de Paris et adoptent le style de vie de la bonne bourgeoisie de l’époque : le culte du travail, les vacances sur la côte normande l’été, à la montagne l’hiver. Quand ils obtiennent la nationalité française en janvier 1928, leur fils aîné, Claude, est déjà né ; le benjamin, Robert, naît en mars.
Rien n’est négligé pour qu’ils s’intègrent au mieux dans la société française. Durant les onze premières années de Robert, ses parents en font un patriote, un grand lecteur et un sportif. Une vie studieuse entre le « petit » lycée Janson-de-Sailly et des lieux de villégiature comme Deauville ou Le Pouliguen.
La règle domestique exige que les enfants s’expriment en français à la maison. Elle doit cependant souffrir quelques arrangements… Car, dans ce foyer, leur grand-mère maternelle Idiss parle une langue bien à elle, joyeux mélange de yiddish, de russe et de français. Toujours présente, alors que Simon et Charlotte travaillent à l’extérieur, elle est celle qui veille à tout, réconforte au besoin et transmet les souvenirs d’un monde juif traditionnel à la veille de sa disparition.
Devenir avocat ? Robert Badinter n’y pense pas une seconde. Lorsque son père songe à son avenir, il le verrait bien lui succéder à la tête de ses affaires, régnant sur l’entrepôt et les magasins situés entre la rue Richer et la cité Trévise, courant les foires internationales de Leipzig ou de Londres. Mais Robert est encore bien jeune, même s’il apprend déjà les rudiments du métier : comment on choisit une pièce, comment on monte un col de fourrure. Un savoir-faire qu’il n’oubliera jamais. Comme il se souvient de l’allocution du président du Conseil Édouard Daladier annonçant, le 3 septembre 1939, la déclaration de guerre à l’Allemagne. Comme il voit encore avec précision les premiers soldats allemands entrer dans Nantes où il est réfugié. Ces jeunes soldats qui rient aux éclats dans une ville morte, tétanisée. La scène sonne la fin de son enfance, le pressent-il ?
Adolescent juif sous l’Occupation
En quelques années, il découvre le tragique de l’histoire, qui bientôt le frappe personnellement. C’est d’abord l’effondrement du pays, la capitulation et la collaboration. C’est ensuite l’apprentissage de la transhumance, la souffrance des privations. C’est enfin la terrible morsure de la persécution raciale et des rafles. Le temps de l’innocence est terminé.
Durant cette Occupation, il encaisse successivement la mort de ses deux grands-mères. Idiss, qui a veillé sur lui, meurt d’un cancer en avril 1942. Quelques mois plus tard, sa grand-mère paternelle, 80 ans, est arrêtée chez elle, dans le quartier du Faubourg-Montmartre, par la Milice et la gendarmerie. Comme la vieille dame ne peut marcher un jeune milicien fait venir un brancard. Le triste cortège s’engage difficilement dans l’escalier sous la réprobation des locataires. Pour faire taire les plaintes d’une voisine, le petit chef sort son revolver et menace de la liquider ainsi que « la Youpine ».
Quelques mois plus tard, c’est son père qui tombe dans une souricière tendue par la Gestapo à Lyon. Alors que Simon Badinter se rend au siège de la principale association juive d’entraide, rue Sainte-Catherine, Klaus Barbie et ses hommes surgissent. Ce sont au total, le soir venu, 86 Juifs – hommes, femmes et enfants – qui se retrouvent aux mains des nazis. Simon Badinter est transféré au camp de Drancy le 12 février 1943. Il parvient à envoyer une lettre à sa femme et lui annonce son départ pour « une destination inconnue » vers l’est. Ce seront ses derniers mots à sa famille.
Durant ces années noires, Robert Badinter fait l’apprentissage de la fuite, de la suspicion, des contrôles policiers, des passeurs malhonnêtes. Il franchit la ligne de démarcation entre France occupée et zone dite libre au cours d’une marche nocturne dans la campagne glacée du côté de Tours. Il a 13 ans et vit avec sa mère. Il la suit dans ses pérégrinations. Ce sera Nantes et le lycée Georges-Clemenceau, le retour à Paris au lycée Janson-de-Sailly, puis Lyon et le lycée Ampère, Chambéry et le lycée Vaugelas. Plus le filet se resserre, plus le silence prévaut. Robert Badinter devient Robert Berthet. Un gamin clandestin qui comprend précisément qu’il ne survivra que dans le secret.
Finalement, le groupe familial formé par Charlotte Badinter et ses deux fils se reconstitue et
« La justice qui tue n’est pas la justice »
Robert Badinter
« Disons-le, il y a un lien singulier, historique entre la guillotine et l’inconscient des Français. Si les Français aimaient autant la littérature qu’ils se plaisent à le dire, ils auraient aboli après avoir lu Hugo et Camus. » L’ancien garde des Sceaux a bien voulu revenir pour nous sur le comb…
[Louisette]
Robert Solé
SI ROBERT BADINTER est associé à l’abolition de la peine capitale, la guillotine doit son nom, comme chacun sait, au Dr Guillotin. Loin d’être un barbare, ce médecin et député constitutionnel avait fait adopter au lendemain de la Révolution une réforme qui se voulait à la fois égalitai…
Une force qui va
Laurent Greilsamer
« “Honneur de la gauche” il était ; “honneur de la -République” il devient. Son nom ne suscite plus guère la critique. Tapis rouge. » Comment le jeune Robert, ce fils d’immigrés juifs originaires de Bessarabie qui n’aurait jamais imaginé qu’il se tournerait vers la profession d’avocat, est-il dev…