Dans la France des années 1970, on condamnait à la peine de mort et on exécutait. Pouvez-vous nous rappeler l’atmosphère de l’époque ?

Cela représente dix années de ma vie : 1971-1981. Il faut rappeler d’abord l’extraordinaire passion qui entourait la question de l’abolition alors que, jusque-là, le sujet était cantonné à quelques cénacles de philosophes et d’écrivains. Il y avait à cela des raisons morales, mais aussi politiques. Au lendemain de la guerre, lorsque nos voisins ont commencé à abolir, nous étions en proie à l’Épuration. Et puis il y a eu la longue période de la décolonisation. L’idée qu’on allait sérieusement traiter de l’abolition et abolir n’était pas envisageable.

Avec l’arrivée du général de Gaulle, vieux militaire qui avait été formé à Saint-Cyr avant 14, ce n’était pas d’actualité. Non pas qu’il fût particulièrement répressif ni sanguinaire, mais la peine de mort faisait partie pour lui de l’appareil judiciaire de l’État. Avec Georges Pompidou, le cours des choses pouvait changer.

À l’époque, en 1971, une prise d’otage à la prison de Clairvaux par les détenus Claude Buffet et Roger Bontems avait soulevé l’émotion du pays. Les corps d’une infirmière et d’un gardien avaient été retrouvés égorgés après l’assaut des forces de l’ordre. Est-ce le déclic ?

Oui, d’un seul coup, avec l’affaire Buffet-Bontems, l’abolition est devenue le sujet d’un débat public vraiment intense. À l’issue du procès, Pompidou devait décider de leur grâce éventuelle. Buffet était un récidiviste. Surtout, il avait écrit au président de la République qu’il voulait mourir et que, s’il était gracié, il recommencerait. Il était obsédé par la mort, celle qu’il donnait et celle qu’il voulait recevoir. Bontems – je l’avais plaidé avec Philippe Lemaire et la cour d’assises l’avait reconnu – n’était pas l’auteur des deux meurtres mais seulement le complice de Buffet dans la prise d’otage. Le jury a tout de même envoyé les deux à la guillotine : celui qui avait tué et qui voulait mourir, et celui qui n’avait pas tué et ne voulait pas mourir.

« Je me suis juré que je défendrais tous ceux qui pouvaient encourir la peine de mort et me le demanderaient »

Leur sort était entre les mains de Pompidou, que je considérais avec sympathie. C’était un homme de culture, aimant les poètes, la peinture. Je me disais qu’il y avait deux options : soit il graciait les deux, et c’en était fini de la peine de mort ; soit il en graciait un seul, Bontems qui n’avait pas de sang sur les mains. Je pensais qu’il allait gracier Bontems, or il ne l’a pas fait.

Il a rejeté votre recours en grâce…

Et je me suis retrouvé à la prison de la Santé, dans la nuit, pour l’exécution. J’en ai fait le récit dans un livre, L’Exécution, je n’y reviens pas. Quand je suis sorti à l’aube de la prison, bouleversé par ce que j’avais vu, j’ai longé les hauts murs de l’établissement et je me disais : Ce n’est pas possible, jamais plus ! Tant que je pourrai, je combattrai la peine de mort. Une justice qui tue, ce n’est pas la justice. Ce n’était jusque-là qu’une opinion, c’est devenu une conviction. Une conviction militante. Je me suis juré que je défendrais tous ceux qui pouvaient encourir la peine de mort et me le demanderaient. C’est comme cela que tout a commencé cette nuit-là.

Comment avez-vous procédé ?

J’ai écrit, j’ai publié, j’ai parlé. Le procès Buffet-Bontems m’a fait mesurer la part d’irrationnel dans une audience. L’équation logique – Bontems n’a pas tué, donc il ne peut être tué – ne suffisait pas puisqu’on l’avait exécuté. Cela ne fonctionnait pas. J’ai compris que l’éloquence n’était pas adéquate. Peu importe le style, les procédés rhétoriques. Je l’ai senti tellement profondément… L’essentiel, c’est de saisir le regard des jurés, c’est de ne jamais perdre le contact, de parler sans notes. Vous pouvez avoir une feuille devant vous avec trois ou quatre thèmes. Pas plus !

Le point véritablement tournant de la bataille pour l’abolition n’a pas été le Parlement en 1981. C’est l’affaire Patrick Henry, en 1976-1977. Le pire cas d’école.

« Je savais que seul le pouvoir des mots, le pauvre pouvoir des mots, pouvait encore le sauver »

Il avait tué un enfant qu’il connaissait. Il l’avait enlevé à la porte de l’école, il avait demandé une rançon et les détails du dossier étaient accablants. Il avait poussé l’inconscience, ou le cynisme, jusqu’à déclarer devant les caméras, en sortant d’un interrogatoire de police : « Le véritable criminel mérite la peine de mort pour s’en être pris à un enfant. » Il s’était condamné lui-même. Pendant deux semaines, tous les jours, au journal télévisé, il y avait un reportage et chacun pouvait voir la douleur des parents de la petite victime. Tous les Français s’identifiaient à ces parents bouleversés, espérant la libération de leur enfant. La haine contre le criminel invisible montait. 90 à 92 % des sondés souhaitaient sa condamnation à mort.

Fidèle à votre résolution, vous l’avez défendu. Quelle stratégie avez-vous adoptée ?

J’ai délibérément substitué au procès de Patrick Henry le procès de la peine de mort. C’est là que s’est joué le sort de l’abolition. Puisque tous les Français souhaitaient sa condamnation, il ne fallait pas s’obstiner à plaider son dossier. Je savais que seul le pouvoir des mots, le pauvre pouvoir des mots, pouvait encore le sauver. Il ne fallait pas que ce soit un avocat qui parle, mais un homme qui plaide le visage à nu devant d’autres êtres humains. J’étais en transe, hors de moi. J’ai eu, en fin de plaidoirie, cette phrase ultime : Un jour, sans doute prochainement, on abolira la peine de mort en France comme c’est déjà le cas dans toute l’Europe occidentale. Et vous, vous resterez avec votre condamnation. Et un jour, vous direz à vos enfants, ou ils l’apprendront… que vous avez condamné à mort un garçon de 23 ans et vous verrez leurs regards. Ils devenaient responsables de la mort de Patrick Henry. Il n’a pas été condamné à mort.

Quelles ont été les réactions ?

Beaucoup ont cru que c’en était fini de la peine de mort. Je pensais que la bête était mortellement atteinte, mais pas morte. Qu’il y aurait encore des spasmes. De fait, je suis devenu l’avocat du dernier recours. Chaque fois que des faits criminels avaient entraîné une condamnation à mort, et que la Cour de cassation avait cassé l’arrêt pour vice de forme, j’étais l’avocat de la dernière chance. Cinq fois de suite, dans ces années-là, j’ai défendu des condamnés à mort qui avaient commis des crimes atroces. Et cinq fois de suite, j’ai réussi à sauver leur tête. Toujours selon le même principe. Pas de rhétorique. Placer les jurés devant leur responsabilité personnelle.

« C’était un enjeu majeur, ce fut un des thèmes de la présidentielle »

Je suis devenu le symbole du combat pour l’abolition et j’ai pu mesurer la haine qu’elle suscitait. Les lettres promettant ma famille aux pires tortures… Ce furent des années intenses… Disons-le, il y a un lien singulier, historique entre la guillotine et l’inconscient des Français. Si les Français aimaient autant la littérature qu’ils se plaisent à le dire, ils auraient aboli après avoir lu Hugo et Camus.

Est-ce à partir de ce moment que le débat se cristallise en France ?

Oui, l’atmosphère était parfois effrayante. En 1980, lors du terrible procès de Norbert Garceau, qui avait tué une jeune femme dans sa voiture et avait récidivé au sortir d’une peine de vingt ans, la foule criait à mort autour du palais de justice de Toulouse. La mort rôdait. J’ai eu beaucoup de mal à le sauver. En quittant la ville, mon collaborateur m’a dit dans le train : « Vous savez patron, la prochaine fois ça ne passera plus. » Il sentait que montait une campagne contre l’abolition. Alain Peyrefitte, alors garde des Sceaux, préparait la loi Sécurité et Liberté. Il était allé aux États-Unis pendant la campagne de Reagan. Il avait vu que l’obsession sécuritaire primait sur le reste. D’où la campagne publicitaire qui fut lancée à la télévision pour la loi Sécurité et Liberté ! C’était un enjeu majeur, ce fut un des thèmes de la présidentielle. Le matin du jour de l’émission Cartes sur table au cours de laquelle Mitterrand déclara que s’il était élu, il abolirait la peine de mort, un sondage du Figaro indiquait que 62 % des Français étaient favorables à la peine capitale.

Qu’est-ce qui a poussé Mitterrand à prendre ce risque ?

J’avais été prévenu le matin même de l’émission que la question de l’abolition serait posée à Mitterrand. J’ai préparé une seule fiche avec uniquement des citations – les pères de l’Église, Camus, Victor Hugo, Jaurès –, pas plus. Je suis allé rue de Bièvre et j’ai glissé ma fiche en haut du dossier préparatoire de l’émission. Je savais que dans la voiture, il voudrait relire ses notes et tomberait sur cette première fiche. Quand j’ai entendu la phrase qu’il a prononcée à l’émission, j’ai pensé que ça n’avait pas été inutile…

Dans cette déclaration, il y avait une conviction morale, mais aussi la conscience politique qu’il ne pouvait pas être le successeur de Jaurès et de Blum sans être partisan de l’abolition. Je pense qu’il avait aussi conscience de passer pour un Machiavel, un homme froid et rusé. En prenant cette position morale, conforme à l’esprit du socialisme, il savait qu’il allait contre l’opinion, mais il se libérait de l’accusation de calcul politique dont il était l’objet. C’était courageux. Il a été élu et j’ai vu venir un problème.

Quel problème ?

La condamnation à mort ne posait plus de difficulté aux jurés. Ils pouvaient à la fois manifester leur sentiment de pitié pour la victime, et ne pas porter la responsabilité de tuer car ils savaient que Mitterrand gracierait. La situation risquait de ressembler à celle de la Belgique : les jurés condamnaient à mort et le roi graciait systématiquement. J’ai pensé qu’il fallait abolir pendant les vacances judiciaires.

« En prenant cette position morale, Mitterrand savait qu’il allait contre l’opinion »

À peine nommé à la Chancellerie, j’ai dit à Mitterrand : « Je dois vous voir à propos de l’abolition. » « Encore vos obsessions ! » me répond-il. J’insiste : « Si je vous le demande, c’est que c’est important pour vous. » Je lui ai dit : « Vous ignorez que, depuis votre élection, on a eu un flot de condamnations à mort. Les avocats généraux peuvent user de leur liberté de parole pour dire qu’ils sont favorables à la peine de mort. Vous risquez de devoir gracier en série et l’abolition sera rendue plus difficile, plus impopulaire. On dira plus encore que vous bravez l’opinion publique et la volonté des jurys. La droite ne vous fera pas de cadeaux. » J’ai ajouté dans un demi-sourire : « Vous concevez que je ne puisse pas être le ministre d’une justice qui tuerait, non ? » Il a répondu : « Robert, pour une fois, vous avez politiquement raison. » Et il y a donc eu une session extraordinaire du Parlement avant la rentrée judiciaire.

L’abolition a été votée. Comment avez-vous convaincu le Sénat ?

J’ai réalisé qu’il y avait au Sénat une majorité d’européens militants, en particulier les centristes. J’ai axé mon discours sur le fait que c’était une honte absolue pour la France d’être le dernier pays de la Communauté européenne à conserver la peine de mort. Je n’ai pas utilisé les mêmes arguments qu’à l’Assemblée nationale. J’ai dit simplement : Soyez lucides, soyez européens. Le débat s’est fini le 30 septembre à 12 h 25 par le vote de l’abolition. In extremis ! J’avais posé ma main sur le pupitre où Victor Hugo avait siégé à l’extrême gauche.

Et pendant dix ans, vous n’en avez plus parlé. Pourquoi ?

Je me suis consacré à l’abolition universelle, et j’ai évité de parler de l’abolition en France. Délibérément ! La peine de mort, c’était fini ! Ce fut une partie de l’histoire judiciaire, cela ne relève plus que des historiens.

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO & LAURENT GREILSAMER

 

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