« Tu vois cet avocat ? » Oui, je le vois.

Son allure est vive et sa robe, trop longue et trop large pour lui. Il manque se prendre les pieds dedans.

« Dans sa sacoche, il balade la tête à Ranucci. »

Voilà l’expression du jeune homme qui m’accompagne. Avocat depuis seulement un an, la rumeur du palais l’a déjà atteint. « La tête à Ranucci » et pas la tête de Ranucci.

À, pour que je prenne bien la mesure de la grossièreté et de l’atrocité : une tête dans une sacoche au beau milieu des marbres de la justice. J’ai 25 ans et je suis pré-stagiaire, même pas sortie de l’école du barreau, plus débutante encore que ce novice qui m’éduque. Me Paul Lombard, lui, est vieux. Évidemment, je l’ai reconnu. À sa chevelure.

Et je m’interroge, comment pourrait-il porter la responsabilité de la mort de Ranucci alors qu’il était son défenseur ?

« Justement parce qu’il l’a mal défendu. C’est de sa faute si Ranucci a été guillotiné. »

Placé dans le secret du palais, mon éclaireur trouve réponse à tout. À tous les coups, dans deux minutes, il va me balancer que Robert Badinter se trimballe avec la tête à Bontems dans sa valisette. « Si un être humain passe sa vie en prison, s’il y meurt, c’est que son avocat a été mauvais. » La robe de Paul Lombard ondule sur ses chevilles et je chavire.

 

Je suis petite fille en Afrique, à Djibouti.

Ma mère m’entraîne chez l’une de ses amies où d’autres doivent aller aussi, elle a loué une cassette vidéo piratée, le film date presque d’hier : Le Pull-over rouge de Michel Drach. L’après-midi est à son apogée, la chaleur intenable, la lumière aveuglante. Aucun des adultes présents ne me demande d’aller jouer dehors. Alors, je regarde le film. Il me semble tout en comprendre. Juste avant le dénouement, ma mère m’ordonne de sortir et de l’attendre dans la voiture.

De quoi a-t-elle peur ? Livrée à moi-même, je suppose la dernière image du film, le couperet de la guillotine, l’intelligence de Ranucci qui se sépare de son corps et rebondit au sol, à moins qu’elle ne s’y écrase, tout simplement.

C’est comment, une tête de Ranucci ?

Ma mère me rejoint, elle veut savoir si je vais bien.

Je réponds que oui. Quelque chose a-t-il pu se briser en moi ? Chistian Ranucci n’est pas l’ultime condamné à mort français.

À l’université Paris I, celle où j’étudie, j’apprends avec stupéfaction le nom du vrai dernier. Hamida Djandoubi. Comme tous mes camarades, je lis L’Exécution et L’Abolition de Robert Badinter. Il est, je crois, notre idole. Tous, nous voulons être lui. Aucun ne le sera. Nous pleurons pour Buffet et Bontems qui ne forment plus qu’un dans notre esprit. Nous pleurons aussi pour Robert Badinter, nous voulons lui donner nos manteaux, qu’il les enfile les uns sur les autres. « Je pensai qu’il faisait très froid », a-t-il confié à ses lecteurs. Forcément, c’était sa première exécution, celle de Bontems, et elle a eu lieu si tôt. À 4 h 30 du matin.

 

Je finis mon pré-stage et abandonne mon guide, ce jeune avocat que le palais a élu dépositaire des minutes judiciaires et des erreurs équivalentes.

Ma première plaidoirie est pour aujourd’hui. Je suis dans le bus 21. Toutes les places assises sont occupées. J’ai roulé ma robe en boule pour la coincer sous mon bras et m’accrocher à une poignée suspendue. Une dame a regardé mon manège. Elle s’approche de moi en vacillant, un sourire tendre, sinon moqueur, aux lèvres : « Protégez-vous jeune fille, ce métier fait vieillir vite. Je sais de quoi je parle, regardez mes rides. » Peut-être a-t-elle reconnu le costume noir ou alors, mon air angoissé.

Si la peine de mort a été abolie, s’il n’y a plus de condamnés à mort en France, comment peut-on vieillir vite d’exercer cette profession ?

« Il reste les condamnations à perpétuité… »

Bien sûr, il n’existe toujours pas d’alternative à la prison.

 

Je suis lycéenne et je crois vouloir devenir avocate. Mon père et ma mère me conseillent d’aller sonner chez Robert Badinter. Nous habitons la même rue boisée de l’Oise. Je passe et repasse devant son jardin. À travers la haie, j’aperçois les murs blancs et le toit d’ardoise. Je peux rester longtemps dehors, le soleil n’est pas violent, émoussé par les feuilles de la forêt. Comme Djibouti est loin. Un geai se pose sur une branche. L’homme est trop grand, je ne sonnerai pas. Élisabeth, sa femme, vit là aussi, je ne sonnerai pas.

Si le hasard faisait bien les choses, ils arriveraient tous les deux en voiture, là, tout de suite, maintenant.

Je dirais à Robert Badinter : « Un jour, je ne serai jamais vous. » Vaincue, je rentre chez mes parents.

Au bout de huit ans, je quitte le barreau.

Ma robe est posée sur un cintre, elle sent la naphtaline.

Je quitte le barreau parce que je ne suis pas Robert Badinter.

Robert Badinter n’a pas la tête à Bontems dans sa valisette.

Pas plus que Paul Lombard n’a celle à Ranucci dans sa sacoche. L’institution les a toutes. 

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