MOURENX-VILLE-NOUVELLE – Rien n’est comparable à rien, et il n’y aura jamais qu’un seul Eddy Merckx dans l’histoire du sport cycliste. C’est le mystère de la création humaine, ce mystère même dont Mallarmé disait qu’« il est extraordinaire qu’on puisse en mettre tant dans tant d’éclat ». Ce qu’a réalisé hier le sublime athlète du vélo est différent de tout ce qui s’est jusqu’à ce jour inscrit sur le grand livre de la route, car Merckx a accompli un acte gratuit, dont il n’avait pas eu l’intention, et sa nouvelle intervention, non préparée, a alors tout anéanti, et la réaction des autres acteurs, et jusqu’à la notion même de la lutte.

A-t-il donc le désir d’humilier, en les écrasant, ces autres coureurs qu’il transforme en rampants ? Exprime-t-il la vanité du « mégavélomane » qui veut tout dominer, tout conquérir, tout posséder ? Que l’orgueil le guide, ce champion, c’est certain, puisque sans sa manifestation il n’y a pas de panache. Mais ce qui déclenche chez lui la volonté de l’offensive, c’est le besoin d’honorer son sport, qui n’est qu’action, de faire son métier, c’est aussi la nécessité organique de libérer ses forces. Les contenir, les économiser serait pour ce garçon tout droit une marque de paresse, voire de lâcheté, en tout cas d’hypocrisie.

Alors quand il constate, comme cela était entre Luchon et Mourenx, que les choses traînent, que les géants pyrénéens, dont la célébrité a hanté ses rêves d’enfant, il n’y a guère, sont grimpés au petit train, même si, dans de telles conditions, ils font des ravages, forçant un Gimondi mal en point, livide, à céder, il se sent obligé d’agir. Peyresourde et Aspin ayant été franchis par la horde tout entière groupée, les pentes terribles du Tourmalet ayant opéré leur propre sélection, Eddy salua le vieux et illustre col par un sprint éclatant. Si bien que, une fois encore, détaché de quelques secondes, Monsieur Tour plongea vers les fonds à sa manière souple, adroite, follement rapide par la vitesse propre que ce pédaleur hors série parvient à y rajouter. […]

 

LA RÉSOLUTION

Mais la descente solitaire de l’athlète en jaune avait déjà involontairement tranché ! À se retourner, il sentait le ridicule de cette attente, la perte de dignité. Il se mit à rouler, pour que, au moins, le Tour de France qu’il va gagner ne soit pas taché, abîmé. Sans doute les autres le rejoindraient-ils, mais tout cela aurait l’air d’une course.

Eddy qui roule, surtout s’il est seul, car, dans ce cas, rien ne limite son rythme, se place bien au-dessus du commun, même s’ils sont plusieurs ligués contre lui. L’écart se fixa vite à la minute, puis approcha la minute et demie à Argelès, pied des premières rampes très dures qui grimpent jusqu’au long palier qui précède le début du Soulor. Là, l’avantage du nombre ne se faisant plus sentir, on atteignit les 3’30’’ au départ des plus forts pourcentages, 4’55’’ au Soulor, antichambre de l’Aubisque, et 7’ à l’Aubisque même ! Pour terminer à Mourenx-Ville-Nouvelle en ayant tenu sans jamais faiblir les 75 derniers kilomètres, avec quelque huit minutes d’avance sur les suivants, près d’un quart d’heure sur un groupe comprenant des seigneurs de la notoriété de Gimondi et de Janssen.

Performance de haute classe athlétique. L’homme conserve à tous moments sa ligne. Très en longueur, en finesse, les jambes et les cuisses, lissées par la sueur, sans forts reliefs musculaires, semblent être des membres propulseurs plus que des moteurs. En montagne, il prouve qu’il crée un type nouveau d’escaladeur. Il fait disparaître les grimpeurs typiques, héros d’un passé périmé, il remplace leurs envols gracieux par la faculté de pédaler en souplesse, à vitesse continue, la ligne n’étant alors déplacée que par le mouvement d’épaules qui scande avec précision, à droite, à gauche, le coup de pédale sans fin, mais dans une saccade si harmonieusement rythmée qu’elle ne détruit rien de l’élégance générale de l’allure.

Mais aussi merveilleuse manifestation de caractère ! il fallait, en effet, une belle résolution pour faire un don de ce prix au Tour de France. La position de Merckx était déjà inexpugnable. On remonte ce matin sur Paris avec un classement général qui, par l’ampleur stupéfiante des écarts établis, nous ramène au temps de l’aventure. Mais c’était accepter de prendre cette fois un énorme risque. Celui, dans la fournaise de cette journée caniculaire, de recevoir tout d’un coup, là, sur le travers de la nuque, un fameux coup de marteau. Celui d’épuiser par trop ses réserves, alors que la route doit être encore dure, surtout par la chaleur, capable de faire ressurgir bien des malaises. Celui de se faire haïr de tous ces pauvres hères qu’il a bousculés, diminués, auxquels il a dû enlever tout goût pour la dure profession qu’ils exercent…

 

BATTUS… ET TOUT AUTANT ÉPUISÉS

La chevauchée onirique du coureur-soleil a semblé effectivement écraser l’allure de ses adversaires, terme impropre s’il s’applique à des coureurs qui savent bien qu’ils n’ont plus de raison de lutter contre lui. […]  

 

L’Équipe, 16 juillet 1969

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