Anquetil jouissait de la bienveillance des vents, son nez aigu et son visage de fine lame lui ouvraient la route et son corps tout entier se coulait derrière, fendant les mistrals, pénétrant les bises d’hiver et les autans d’été. On le sentait diaphane, presque malade, sûrement fluet, la moitié d’un Van Looy, le tiers d’un Altig. Son profil était de médaille et, à le voir si gracieux, jamais on n’aurait imaginé que son buste était un baril qui cachait la poudre du plus puissant moteur, que ses jambes et ses reins ployés étaient de latex.

Son coup de pédale était un mensonge. Il disait la facilité et la grâce, il disait l’envol et la danse dans un sport de bûcherons, d’écraseurs de pédales, de bourreaux de travail, de masculin pluriel. Il pédalait blond, la cheville souple, il pédalait sur pointes, le dos courbé, les bras à angle droit, le visage tendu vers l’avant. Jamais homme ne fut mieux taillé que lui pour aller sur un vélo, jamais cet attelage homme-machine ne fut plus beau. Il était fait pour être vu seul sur la route, découpé contre le ciel bleu ; rien en lui n’évoquait le peloton, la masse et la force en union, il était la beauté cycliste seule. « Longtemps je l’ai regardé comme un sorcier qui a trouvé le Grand Secret », disait de lui Cyrille Guimard. Il avait troqué, dès son premier tour de pédale, la légendaire rudesse des « forçats de la route » contre une forme de violence inédite, quelque chose d’élégant et de secrètement brutal dont ses adversaires allaient avoir à souffrir sans pouvoir l’imiter. Il faut ajouter à cela qu’à l’effort Anquetil ne grimace pas, ne montre pas les dents, ne dodeline pas de la tête. Il est difficile à lire. Simplement, il pâlit, son visage se creuse imperceptiblement, ses yeux virent au gris clair. Au pire de l’épreuve, lorsqu’il roule à 50 à l’heure, on le croirait vaincu par la tuberculose.

J’avais 10 ans, j’étais petit, brun et rond, il était grand, blond et mince et je voulais être lui. Je voulais son vélo, son allure, sa nonchalance, son élégance. J’avais trouvé en même temps mon modèle et mon contraire. Les deux étaient irréductibles, c’est dire si j’avais un bout de chemin à faire.

Pour Anquetil, l’essentiel se joue dans la solitude. Il n’aime pas la course en masse, il n’aime pas la faire belle. Ses adversaires sont à battre ; ils ne sont ni à connaître ni bons à jouer avec. Ses équipiers sont au travail pour le faire gagner et gagner leur vie. Rien d’autre. Il y a les choses qu’il fait seul et les choses que lui seul fait et, dans les deux cas, la solitude est son royaume. Cette solitude n’est pas seulement une manière d’envisager la pratique cycliste, elle est un mode de vie global, une manière d’être unique, la marque profonde de son âme, qu’elle soit vendue à Dieu ou au diable. 

Extrait d’Anquetil tout seul © Seuil, 2012

 

Vous avez aimé ? Partagez-le !