L’étape qui subit la personnification la plus forte, c’est l’étape du mont Ventoux. Les grands cols, alpins ou pyrénéens, pour durs qu’ils soient, restent malgré tout des passages, ils sont sentis comme des objets à traverser ; le col est trou, il accède difficilement à la personne ; le Ventoux, lui, a la plénitude du mont, c’est un dieu du Mal, auquel il faut sacrifier. Véritable Moloch, despote des cyclistes, il ne pardonne jamais aux faibles, se fait payer un tribut injuste de souffrances. Physiquement, le Ventoux est affreux : chauve (atteint de séborrhée sèche, dit L’Équipe), il est l’esprit même du Sec ; son climat absolu (il est bien plus une essence de climat qu’un espace géographique) en fait un terrain damné, un lieu d’épreuve pour le héros, quelque chose comme un enfer supérieur où le cycliste définira la vérité de son salut : il vaincra le dragon, soit avec l’aide d’un dieu (Gaul, ami de Phœbus), soit par pur prométhéisme, opposant à ce dieu du Mal, un démon encore plus dur (Bobet, Satan de la bicyclette).

Le Tour dispose donc d’une véritable géographie homérique. Comme dans l’Odyssée, la course est ici à la fois périple d’épreuves et exploration totale des limites terrestres. Ulysse avait atteint plusieurs fois les portes de la Terre. Le Tour, lui aussi, frôle en plusieurs points le monde inhumain : sur le Ventoux, nous dit-on, on a déjà quitté la planète Terre, on voisine là avec des astres inconnus. Par sa géographie, le Tour est donc recensement encyclopédique des espaces humains ; et si l’on reprenait quelque schéma vichien de l’Histoire, le Tour y représenterait cet instant ambigu où l’homme personnifie fortement la Nature pour la prendre plus facilement à partie et mieux s’en libérer.

La force dont le coureur dispose pour affronter la Terre-Homme peut prendre deux aspects : la forme, état plus qu’élan, équilibre privilégié entre la qualité des muscles, l’acuité de l’intelligence et la volonté du caractère, et le jump, véritable influx électrique qui saisit par à-coups certains coureurs aimés des dieux et leur fait alors accomplir des prouesses surhumaines. Le jump implique un ordre surnaturel dans lequel l’homme réussit pour autant qu’un dieu l’aide : c’est le jump que la maman de Brankart est allée demander pour son fils à la Sainte Vierge, dans la cathédrale de Chartres, et Charly Gaul, bénéficiaire prestigieux de la grâce, est précisément le spécialiste du jump ; il reçoit son électricité d’un commerce intermittent avec les dieux ; parfois les dieux l’habitent et il émerveille ; parfois les dieux l’abandonnent le jump est tari. Charly ne peut plus rien de bon.

Il y a une affreuse parodie du jump, c’est le dopage : doper le coureur est aussi criminel, aussi sacrilège que de vouloir imiter Dieu ; c’est voler à Dieu le privilège de l’étincelle. Dieu d’ailleurs sait alors se venger : le pauvre Malléjac le sait, qu’un doping provocant a conduit aux portes de la folie (punition des voleurs de feu). Bobet, au contraire, froid, rationnel, ne connaît guère le jump : c’est un esprit fort qui fait lui-même sa besogne ; spécialiste de la forme, Bobet est un héros tout humain, qui ne doit rien à la surnature et tire ses victoires de qualités purement terrestres, majorées grâce à la sanction humaniste par excellence : la volonté. Gaul incarne l’Arbitraire, le Divin, le Merveilleux, l’Élection, la complicité avec les dieux ; Bobet incarne le Juste, l’Humain, Bobet nie les dieux, Bobet illustre une morale de l’homme seul. Gaul est un archange, Bobet est prométhéen, c’est un Sisyphe qui réussirait à faire basculer la pierre sur ces mêmes dieux qui l’ont condamné à n’être magnifiquement qu’un homme.  

Extraits de Mythologies © Éditions du Seuil, 1957

 

Vous avez aimé ? Partagez-le !