Dans quelles circonstances est né le Tour de France en 1903 ?

En réalité, le Tour est indirectement lié à l’affaire Dreyfus. À la fin du xixe siècle, le grand quotidien sportif s’appelait Le Vélo. Il était dirigé par le journaliste Pierre Giffard qui organisait la grande course cycliste Paris-Brest-Paris. Le constructeur automobile Jules de Dion était le principal annonceur de ce journal. Mais les deux hommes se sont farouchement opposés sur Dreyfus. Giffard était dreyfusard, le comte de Dion antidreyfusard. Irrité par les positions de Giffard, de Dion a fini par retirer ses billes pour lancer en 1900 un journal concurrent qu’il a appelé L’Auto-Vélo. Il a mis à sa tête Henri Desgrange qui a ensuite créé le Tour de France. Mais la vraie histoire est un peu différente…

Que voulez-vous dire ?

Giffard a attaqué en justice et a obtenu que L’Auto-Vélo ne s’appelle plus que L’Auto. Cela ne facilitait pas la tâche de Desgrange pour s’imposer dans le monde du cyclisme. Il lui fallait pourtant faire mieux que Giffard pour espérer vendre du papier. J’ai la chance d’avoir connu jadis Géo Lefèvre, chef de la rubrique cycliste de L’Auto, et proche collaborateur de Desgrange. Il m’a raconté toute l’affaire ! Un vendredi, son patron lui dit : « Déjeunons lundi, venez avec une idée pour affronter Giffard. » Géo Lefèvre oublia la demande et le lundi matin, entre le 10 rue du Faubourg-Montmartre – siège de L’Auto – et le restaurant, il dut trouver une idée. Il existait déjà un tour de France automobile. Il proposa un tour cycliste. Giffard emmenait les coureurs en Bretagne. L’Auto ferait mieux : les routiers relieraient les plus grandes villes françaises !

Ce trait de génie a été applaudi sur-le-champ ?

Pas du tout. « Tu es fou Géo ! a lancé Desgrange. On ne peut pas faire une chose pareille, demander à des hommes de rouler jour et nuit sur 400 kilomètres ! » Le lendemain, le patron de L’Auto a convoqué son chef de rubrique : « Je n’ai pas dormi de la nuit. J’ai pensé tout le temps à ta proposition. Je crois que tu as raison. Mais il faut trouver l’argent. » Desgrange a convaincu le grand argentier de la maison qui s’appelait Victor Goddet, père du futur patron du Tour, Jacques Goddet. Voilà comment est née cette idée à l’automne 1902. Le père du Tour, ce n’est pas Henri Desgrange, c’est Géo Lefèvre !

Pourquoi le Tour a-t-il été d’emblée si populaire ?

L’épreuve frappait les esprits. À cette époque tout le monde faisait du vélo et connaissait la difficulté de ce sport. Rouler sous la pluie, sur les pavés, dans le vent et la nuit, c’était inimaginable. Un faux plat c’était comme le Galibier ! Justement en 1910, un homme a joué un rôle très important, le journaliste Alphonse Steinès. C’est lui qui convainc Desgrange de faire passer le Tour par la haute montagne ! Il estime que l’épreuve doit prendre du relief. Il va lui-même reconnaître les cols des Pyrénées, se perd dans la nuit, crève de froid, se gèle les doigts. Mais le lendemain, après un bon bain chaud et un petit-déjeuner copieux, il téléphone à son patron et lui dit : « C’est bon, on peut passer. » Comme avec Géo Lefèvre, Desgrange le traite de fou. Steinès insiste. Il ajoute qu’il suffit juste de construire un bout de route pour rallier l’Aubisque… Le Tour franchira les Pyrénées. L’épreuve sort vraiment des sentiers battus. Elle sera le modèle de tous les grands tours ultérieurs : Belgique, Italie, Espagne.

Dans un mémoire sur la médiatisation du Tour de France entre 1903 et 2013, Philippe Magnet parle de l’épreuve comme « outil patriotique », fédérateur du territoire national traçant « un chemin de ronde en suivant les frontières » pour délimiter ce qui est français. De 1906 à 1910, Desgrange obtiendra de l’administration allemande l’autorisation de passer en Alsace-Lorraine et de traverser Metz alors annexée. Comment s’est propagé ce patriotisme ?

Par la création des équipes nationales, en 1930. Cette idée a fait vibrer la fibre patriotique. Ça avait de la gueule. Les formations avaient de superbes maillots sans mention de marque. C’était un sacré bouleversement voulu par Desgrange. En 1929, le Français Victor Fontan aurait dû gagner s’il n’avait pas brisé son vélo. L’équipe Alcyon était ultra-puissante. Son leader, le Belge Maurice Dewaele, avait fait une syncope à six jours de l’arrivée. Cela ne l’a pas empêché de remporter le Tour, car ses coéquipiers ont verrouillé la course, empêchant les échappées, le poussant dans les côtes. Henri Desgrange a écrit un édito assassin, disant que si la maison Alcyon était heureuse d’avoir gagné, l’organisateur était beaucoup moins satisfait, car le Tour était revenu à un moribond ! En 1930, le Tour s’est disputé par équipes nationales pour casser l’hégémonie des marques. Mais il fallait trouver de l’argent pour financer les vélos et le matériel fournis par L’Auto.

Henri Desgrange a alors eu la formidable idée de créer la caravane publicitaire.

La popularité du Tour venait-elle aussi de ses champions ?

Bien sûr. Octave Lapize, Lucien Petit-Breton et François Faber étaient des héros. Ils sont morts tous les trois durant la Grande Guerre. Imaginez qu’aient disparu coup sur coup Bobet, Anquetil et Hinault… En 1930, la popularité d’André Leducq a explosé. Avec sa gouaille et son talent, il est devenu la coqueluche du public, comme Charles Pélissier qui remporta huit étapes dont les quatre dernières. Il y eut cette étape du Galibier où, après un bris de pédale, Leducq perdit 17 minutes. Il chuta, s’ouvrit le genou. Une photo l’a immortalisé pleurant assis sur une grosse pierre, la tête inclinée sur son bras. Cette image inspira plus tard l’œuvre Le Blessé du sculpteur Arno Breker. Attendu et aidé par ses équipiers, Leducq revint en tête avant Évian et remporta l’étape au sprint ! Le public fut d’autant plus marqué que cet exploit fut commenté en direct à la radio – c’était une première – par Jean Antoine et Alex Virot. L’engouement pour le Tour ne cessait de grandir. Les tirages de L’Auto ont atteint jusqu’à un million d’exemplaires. Et puis c’était les vacances, juillet. Les congés payés n’allaient pas tarder…

Quelles grandes plumes ont écrit la légende du Tour ?

On se souvient des grandes voix de la radio, Georges Briquet, puis Robert Chapatte qui rejoignit ensuite la télévision. Au début des années 1950, Pierre Sabbagh avait lancé les premières émissions en direct sur la route du Tour, commentées par Georges de Caunes. Quant aux plumes proprement dites, elles furent recrutées par L’Auto pour lutter contre la concurrence de Paris-Soir lancé par Jean Prouvost, qui imprimait chaque jour quatre pages une heure après l’arrivée de l’étape, avec des chroniques de ses envoyés spéciaux Max Favalelli ou Gaston Bénac. Tristan Bernard, Pierre Mac Orlan, Henri Troyat, Jacques Perret ont tour à tour, si on peut dire, écrit sur le Tour, puis bien sûr Antoine Blondin…

Pourquoi l’épreuve reste-t-elle populaire malgré les affaires de dopage qui ont assombri les années 2000 ?

Le Tour est entré dans les mœurs. On ne peut plus imaginer un été sans Tour de France. Il fait partie de la vie des Français, et de la France en temps de paix. Il est aussi devenu universel. Je me souviens d’un des derniers éditos de Jacques Goddet dans L’Équipe, sous le titre « Pour un Tour new look ». Il imaginait que l’épreuve irait en Chine et en Russie, passerait par Saint-Pétersbourg, avec une course de côte à San Francisco… Il s’emballait comme un gosse. En 1998, Jean-Marie Leblanc, alors directeur du Tour, a eu raison de ne pas l’arrêter après l’affaire Festina. Il a su trouver la solution là où ses prédécesseurs auraient échoué. Desgrange se serait montré trop autoritaire, Goddet trop colérique. Leblanc a été calme et nuancé. Quant au dopage organisé, à ma grande surprise, il n’a pas atteint le Tour en profondeur. À juste titre, la majorité des gens condamne le dopage, mais cela se dilue dans les esprits. Armstrong a tout gâché. Il aurait sans doute pu gagner sans se doper. Il était le recordman absolu. Ce qui est arrivé n’est bon ni pour lui, ni pour le Tour qui a dû déclasser son recordman, ni pour les responsables de la lutte antidopage.

Pourquoi ?

La lutte antidopage est indispensable, mais elle doit être bien faite. Il n’y a pas de prescription. Le type qui a triché en 1925 reste un tricheur. Ça va loin, car il faudrait déclasser Pélissier, Anquetil et bien d’autres… Si on déclasse Armstrong, on doit déclasser Riis [le Danois, vainqueur en 1996, a reconnu depuis s’être dopé à l’EPO]. La malchance de Poulidor, c’est qu’il a couru avant les contrôles antidopage. J’ai dit une fois qu’Anquetil lui avait volé le Tour 1964. Poulidor était meilleur qu’Anquetil dans ce Tour, et Anquetil a dit lui-même qu’il était « chargé ». Poulidor a subi 280 contrôles dans sa carrière, tous négatifs. Le jour de sa victoire dans Milan-San Remo, en 1961, Bartali est venu le féliciter. Il lui a donné ce conseil : « N’entre jamais dans une pharmacie. »

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

 

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