Le 19 juillet 1954 paraissait dans L’Équipe la première chronique cycliste d’Antoine Blondin. L’écrivain venait de signer pour 27 Grandes Boucles et 524 chroniques qui allaient faire le bonheur des lecteurs, les fous rires des coureurs et des suiveurs. Lui qui affirmait préférer le maillot jaune à l’habit vert gratifia l’épreuve d’immortels calembours et de textes mêlant la poésie à l’épique, le pastis au pastiche. Voici la première échappée littéraire de « l’Antoine » sur le Tour, rédigée comme toutes les suivantes à la main, d’une belle écriture d’écolier.

 

Bayonne. – Prendre le Tour de France en marche, c’est pénétrer dans une famille avec des gaucheries de fils adoptifs, des réticences d’enfant de l’amour tard reconnu. Tout un rituel s’est instauré sans vous, dont on vous livre patiemment les clés. Vous apprendrez à mettre des noms sur les visages et ce sont des suiveurs... des visages sur des numéros et ce sont les coureurs... Les vainqueurs s’identifient à la hauteur du nombril qu’ils ont en forme de macaron à leur effigie. Les coureurs se déchiffrent du côté de la fesse gauche. Pour s’y retrouver, il faut avoir l’œil qui vole bas. Les vétérans se distinguent en ceci qu’ils regardent droit devant eux. Les nouveaux venus comme moi doivent avoir l’air plutôt sournois. Les seuls personnages que je reconnaisse sans détours, sous l’empâtement ou la calvitie, ce sont les anciens coureurs. Il est vrai que je les ai connus au maillot.

Nous avons cheminé toute la journée entre Berrendero, Sylvère Maes, Guy Lapébie, André Leducq, Charles Pélissier, Ducazeaux, Guiramand... et il me semblait accomplir, enfin, les rêves du cancre que je fus au temps où les meilleurs de ma classe remportaient, dans des concours assez rebutants, le droit prestigieux d’accompagner les « géants de la route » pendant une étape ou deux. Chez moi, la classe a parlé tardivement.

De Bordeaux à Bayonne, je me suis étonné d’être dans cette caravane qui décoiffe les filles, soulève les soutanes, pétrifie les gendarmes, transforme les palaces en salles de rédaction, plutôt que parmi ces gamins confondus par l’admiration et chapeautés par Nescafé. Je veux bien vous le dire, mon seul regret est de ne pas m’être vu passer.

C’est donc aux spectateurs que j’en avais tandis que nous poussions notre troupeau de coureurs à travers ces villages où les notables s’érigent en chefs d’îlots de l’enthousiasme. Je savourais la ferveur qui s’attachait à notre transhumance. Et trouvais qu’elle était insuffisamment payée par cet éclair chatoyant et tardif que nous offririons à leur gloutonnerie. « Encore ! Encore !... » Et puis d’un seul coup, ce fut la panique dans le cérémonial. Les géants, avantageux et bavards, se transformèrent en autant de Petits Poucets rendus à la solitude de l’effort et semant des gouttes de sueur sur leurs pas, comme des cailloux blancs.

Je disais que nous les poussions. En fait, c’est eux qui nous tiraient. Les perdions-nous de vue que nous continuions d’être reliés à eux par d’invisibles fils qui faisaient trembler le plancher de notre voiture, secouaient notre moteur. Nous vivions la course à travers ses convulsions. Nous suivions l’étape par le toucher. Et c’est alors que nous commençâmes de faire aux populations des Landes, qui ont du pin mais qui demandent des jeux, l’aumône providentielle d’un peloton d’attardés. Tant il est vrai qu’il n’y a rien de plus pénible pour un poursuiveur que de répondre « N’a plus ! » à l’interrogation désespérée des gens qui piétinent depuis deux heures pour savourer une minute de sublime.

Aujourd’hui, nous avons bien fait les choses : 17 minutes séparent le premier du dernier et je crois même que nous avons laissé en pourboire, à la serveuse de l’auberge où nous avons cassé la croûte, les deux Hollandais Van Est et Maenen.

Pour une plate étape de plat, celle-ci est plutôt du genre fausse maigre, sans compter les bosses de fin de parcours et celle qui orne, ce soir, le front de Koblet.

Car Koblet est tombé.

La nouvelle s’en est répandue en fin de matinée sur le ton du « Madame se meurt !... Madame est morte !... ». Et pendant un moment, nous fûmes dans l’expectative atroce d’une femme du monde qui a laissé ses diamants sur la toilette des lavabos. Mais l’histoire vous dira qu’il revient très fort à l’aide d’un Kubler en qui l’ange et le démon se livraient plus que jamais une bataille farouche. Ce qui nous rappelle qu’à défaut de Darrigade, un peu en retard sur le bouquet, l’autre régional de l’étape est François Mauriac.

François Mauriac est un romancier qui peint des personnages en proie aux tourments d’une méforme passagère de l’âme, mais qui finissent par triompher en raison de leur classe naturelle. Il a raconté cela dans un livre intitulé : L’Enfant chargé de chaînes qui doit bien avoir un rapport avec la bicyclette... 

 

L’Équipe, 19 juillet 1954 

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