Comment oublier ce qui allait se produire ?

Comment oublier ce que tout passionné de cyclisme n’oublierait jamais ?

Je devais forcer mon moral, qui n’était pas au sommet de sa forme. Mais j’avais pour moi les 50 secondes qui me séparaient de LeMond. J’étais alors intimement convaincu que je ne pouvais pas perdre. D’après mes savants calculs, je savais que l’Américain pouvait me reprendre une bonne minute sur 50 kilomètres : pas sur 24,5 entre Versailles et les Champs-Élysées !

Non envisageable. Infaisable. D’ailleurs, beaucoup de journalistes de la presse écrite, ai-je appris par la suite, avaient déjà rédigé leurs articles. Oui, c’était écrit.

Cette fois je suis monté sur le vélo. En vrai. Pour la souffrance finale. Mais après la souffrance, que je découvrais horrible dès les premiers coups de pédale, je savais que je serais libéré de tout cela, fier de moi, enfin victorieux sur les routes du Tour, cinq ans après une longue disette. Cette souffrance ne représentait donc rien pour moi, rien de plus qu’une souffrance ordinaire à laquelle il fallait sacrifier. Dans l’aire de départ, déjà harnachés, nous avons tourné en rond lui et moi, pour nous échauffer, dans un tout petit périmètre. Il ne savait pas que j’étais diminué. Il ne m’a pas regardé une seule fois. La tension était à son comble.

L’Américain avait de nouveau bravé les règlements en décidant de repartir avec son fameux guidon de triathlète, ce qui ne constituait pas un mince avantage. Je ne devais pas perdre 2 secondes au kilomètre. Or, dès les premières indications de Guimard [directeur sportif de Fignon], c’est précisément ce que je perdais : 2 secondes au kilomètre. J’ai forcé tout ce que j’ai pu, serrant les dents, tentant par tous les moyens de me concentrer sur mon effort en oubliant cette lancinante douleur. Mais c’étaient des coups de couteau qui me rappelaient à l’ordre jusque dans le cerveau !

Au bout d’un moment, Guimard a cessé de me parler. Je n’avais plus aucune indication, aucun repère. C’était mauvais signe. La course a pris le dessus : j’ai fait abstraction. Surtout, je roulais à fond, mais à fond, je ne pouvais pas aller plus vite. Je ne sais pas où en était mon rythme cardiaque, mais mon souffle, lui, avait bravé les interdits et s’insinuait presque contre moi quand il le pouvait. J’étais en apnée.

Chacun a vu au moins une fois dans sa vie les images. Quand j’ai franchi la ligne d’arrivée, je me suis écroulé. Justement pour reprendre respiration. Un peu d’air. Rien que de l’air. À ce moment précis, je n’avais aucune information. Je lâchais des « alors ? » aux quelques personnes qui s’ébrouaient tant bien que mal à mes côtés. Pas de réponse. J’insistais. Toujours pas de réponse. Personne n’osait vraiment me dire les yeux dans les yeux la réalité. Cette réalité que chacun connaissait désormais sauf moi : j’avais perdu. Pour 8 secondes. 8 secondes en enfer. L’Américain m’avait repris 58 secondes en 24,5 kilomètres. Dans ce chaos indescriptible, quelqu’un a fini par m’avouer la vérité : « Tu as perdu, Laurent. » Je ne comprenais pas ce qui se disait là. Je n’y croyais pas. Plus exactement, je n’arrivais pas à y croire. Je ne pensais pas cela possible.

« Ce n’est pas vrai », me disais-je intérieurement.

C’était comme si l’information ne franchissait pas le seuil de mon imagination.

Pendant un long moment, la défaite resta en dehors de mon être.

Elle ne pénétra pas mon monde intérieur.

J’étais entré en commotion. […]

J’ai erré pendant de longues minutes. Je ne me souviens plus des gestes qui furent les miens. Je ne savais plus rien, ni qui j’étais ni où j’étais. Puis le choc a commencé à prendre forme, à devenir réalité, à prendre sens dans mon cerveau. Quand je suis sorti de mon coma, je me dirigeais déjà vers le contrôle antidopage. Là, j’ai reconnu Thierry Marie. Sans réfléchir, il se jeta vers moi et s’effondra en pleurs.

Dans ces bras accueillants, j’ai chialé comme un gamin.

De longs sanglots. 

Extrait de Nous étions jeunes et insouciants © Grasset, 2009

 

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