À la sortie de Bourg-d’Oisans, dès les premières rampes, Jean Robic, sociétaire de l’équipe de France, attaque résolument, immédiatement suivi par son coéquipier Raphaël Géminiani. Ce dernier lâche prise très rapidement, asphyxié par l’allure, tandis que le Breton poursuit sur sa lancée.

Trois kilomètres plus haut, Coppi jaillit comme l’éclair et, en quelques pédalées, rejoint celui qu’on appelle « Biquet ». La pente s’élève de plus en plus, les écarts se creusent, et dans la montagne qui résonne de cris et de suppliques, Coppi impose son allure.

Il accélère dans chaque virage, relance le rythme. Le buste est droit. Sa position dégingandée, tout en angles, avec ses longs bras, son nez, son buste, ses épaules affaissées, est étudiée en fonction de la force phénoménale des reins. Tout concourt à solliciter cette force. Le buste jamais aplati, la tête dégagée des épaules maintiennent le poids de l’effort sur les reins. Avantagé par son rapport taille-poids, Fausto, dont les jambes très fines sont démesurément longues, peut, de la sorte, « enrouler » de très grands développements. Sa position carrément assise donne l’impression qu’il grimpe comme on monte un escalier. La pédalée est bien rythmée ; le regard perçant, mais très doux, ne se voile qu’exceptionnellement, mais au plus profond. On connaît sa formidable capacité pulmonaire qui lui permet de compenser sa faiblesse de bras et de jambes – surtout des mollets – et lui donne une silhouette de volatile.

Pendant 7 kilomètres, Coppi développe son grand braquet et traîne un Robic, souffrant et ahanant, dans sa roue.

À 6 kilomètres du sommet, il décide de s’envoler. Robic décroche. Jamais ce dernier n’a donné l’illusion de pouvoir percer la cuirasse du champion transalpin.

« Coppi, écrit Jacques Goddet (L’Équipe, 6 juillet 1952), assure son train, c’est-à-dire quelque chose d’inexorable et d’inégalable par la souplesse mécanique. Robic s’accroche, comme s’il ignorait qu’il existât quelque autre coureur ; Fausto, sans jamais se retourner, accélère, puis sentant la résistance désespérée, accélère encore d’avantage. Ça y est, la cassure est faite, 25 mètres d’un seul coup... »

Robic, impuissant, accepte sa défaite en baissant la tête. Il ne peut que laisser filer l’Italien qui, aérien, bondit de virage en virage. C’est à peine si la sueur étend sur le visage de celui-ci une pellicule luisante.

« Je sus qu’il n’était plus là en n’entendant plus sa respiration, confiera Coppi, à l’arrivée (Albert de Wetter, L’Équipe, 6 juillet 1952). J’ai préféré ne pas me retourner. C’est un exercice de volonté que je pratique souvent en montagne, lorsque je me trouve en tête. Je me hasarde seulement à jeter un regard lorsque les lacets de la route me permettent de voir en dessous de moi. J’aurais pu lâcher Robic plus tôt, mais cela aurait été au prix d’un effort plus poussé que celui que je fournis lorsque je décidai de m’en aller... »

Le cirque s’est élargi avec la hauteur : à gauche, l’Alpe-d’Huez pique ses toits noirs et rouges sur un tapis de verdure ; à droite, d’énormes masses de roches, légèrement violettes sous le soleil déclinant, montrent sous leurs flancs des croûtes de neige. Partout un air pur, pénétrant jusqu’au fond des bronches. On oublie la vallée, son défilé surchauffé, on oublie la chaleur impitoyable subie dans le Nord : le cadre est à la mesure de l’exploit.

Fausto franchit la ligne d’arrivée en vainqueur, 1 minute 20 secondes avant Jean Robic et 3 minutes 22 secondes avant Ockers. Le nouveau règne du Campionissimo est annoncé. 

 

Extrait de Fausto Coppi, la gloire et les larmes © Glénat, 2006

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