Qu’apprend-on à l’école du sport ?

On y apprend ce qu’on a beaucoup de mal à apprendre à l’école tout court, un fondamental qui venait traditionnellement de l’environnement social ou familial, une dimension majeure de l’espèce humaine qu’il faut acquérir : le contrôle de soi-même. C’est la clé de tous les apprentissages les plus abstraits. Raisonner, c’est être capable de s’arrêter par rapport à sa réaction immédiate, émotionnelle ou routinière, pour se dire : je me mets en position de penser ce que j’ai à faire. Cela suppose un effort, de concentrer toutes ses facultés vers un but. C’est ce que le sport vous inculque de façon exemplaire, sans que ce ne soit jamais explicite. Voilà le non-dit du sport et son ancrage le plus profond. 

Comment s’opère cet apprentissage ?

Cela commence à un niveau élémentaire que connaissent les éducateurs sportifs : l’appropriation de son propre corps. Beaucoup d’enfants ont des difficultés. On utilise d’ailleurs communément des techniques sportives pour faciliter cette acquisition de la maîtrise et de la coordination de leur propre corps. Il faut avoir « ça » pour développer la science du geste, qui est le nœud de la pratique sportive. Mais l’enjeu de cette expérience va bien plus loin. Chaque geste n’a de sens, dans le sport, que par rapport à d’autres : c’est la maîtrise du milieu environnant et de sa position vis-à-vis des autres. Puis on s’élève vers des notions plus élaborées : la stratégie, l’éthique du sport, le respect de son adversaire, qui commence par ne pas le sous-estimer, jusqu’à accepter d’être battu par plus fort que soi, le fair-play. On va ainsi du plus élémentaire aux plus hautes valeurs. Sous une forme qui ne se décline pas sur un mode pensé, théorique, élaboré, mais qui représente l’humanité sur un mode ludique. Le sport ce n’est pas sérieux, mais c’est une répétition générale pour ce qui l’est vraiment.

La notion de jeu est-elle importante ?

Bien sûr : c’est moins ennuyeux ! Dans le sport, on agit de son plein gré car on y trouve du plaisir, on s’amuse. C’est pourquoi, pendant longtemps, il a été très méprisé à l’école. Je me souviens de vieux profs, nous voyant impatients d’aller jouer, qui nous traitaient de « petits barbares ». Ils se trompaient ! 

En quoi le sport est-il une initiation à l’altruisme ?

Parce qu’il implique le respect de l’adversaire. Dans une course, même si on court tout seul, on court avec et contre d’autres. La compétition instaure un rapport à autrui très particulier. C’est la ligne de crête du sport, qui peut basculer dans l’irrespect, la violence, l’agressivité. On sait que la valeur par excellence du sport est de dominer tout cela. Il existe beaucoup de dérives, c’est vrai. Mais ce qui est valorisé in fine, c’est le contraire. 

De quoi sont porteurs les éducateurs sportifs ?

De l’altruisme précisément. Et de l’esprit d’équipe qui est une valeur fondamentale. Je crains que dans notre monde, le sport soit l’unique univers qui valorise cet esprit. La concurrence universelle entre individus est très destructrice. Elle ne fait ni une société agréable à vivre ni une société efficace. 

Comment s’apprennent ces valeurs de solidarité ?

Un enfant est avant tout très plastique. Il est ouvert à toutes les possibilités, la générosité comme l’égoïsme. On doit lui apprendre le bon choix. On a toujours le choix. Entre un bon ou un mauvais geste. Entre un comportement altruiste ou égoïste sur le terrain. En général, les éducateurs sportifs sont sensibles à cette dimension. Savoir canaliser et mettre en forme des virtualités, les modeler petit à petit dans la bonne direction. Dans ma jeunesse, j’ai eu la chance d’avoir des éducateurs exceptionnels, notamment quand j’étais élève-maître à l’école normale de Saint-Lô. Un professeur de gym m’a appris l’intérêt de tous les sports. Il savait nous intéresser au sens des gestes sportifs et de la technique sportive. C’était un ancien champion de saut à la perche à l’ancienne, avec les perches en bambou. J’ai appris par lui ce sens du geste, de cette perfection. Le geste magnifique, c’était le rouleau ventral, au saut en hauteur, porté par le Russe Valeriy Brumel. 

Qu’apprend-on encore par le sport ?

Le sport est le lieu d’apprentissage de la règle, dans toutes ses dimensions, y compris dans ce qu’elle a de contestable. Un des enseignements fut pour moi l’arbitrage. Me placer dans cette position m’a éclairé sur la difficulté de l’exercice. Comment trancher dans la rapidité, quel rapport instaurer avec ceux que vous arbitrez, comment se faire comprendre et respecter. C’est une situation complexe sur le plan pédagogique. C’est aussi une manière d’entrer dans l’esprit de la règle à une échelle familière. La Déclaration des droits de l’homme peut nous dire qu’on participe à la volonté générale, mais c’est lointain. 

Les règles du sport ont un avantage : tout le monde les comprend et peut en saisir la nécessité. Le grand problème à l’école, c’est l’arbitraire. Dans le sport, les règles sont conventionnelles, mais elles sont bien comprises, donc moins discutées. Le sport est une école excellente qui oblige à réfléchir à un niveau très élémentaire sur ce point : une activité humaine n’a de sens qu’encadrée par des règles. C’est plus facile à comprendre sur un terrain de foot que si on vous explique la versification française et le sonnet !

Pourtant que d’injustice parfois dans le sport !

C’est la leçon ultime à retirer : très souvent l’injustice triomphe dans le sport. Mais cette injustice n’enlève rien à l’idée de justice. Au contraire, ça la renforce. Que le meilleur gagne est l’idéal. À cause de l’aléa, parfois de tricheries ou de manœuvres, ce n’est pas toujours le cas. Quand les plus mauvais gagnent, on trouve cela profondément injuste, mais cette injustice a pour vertu d’ancrer l’idée de justice. C’est paradoxal et très salutaire pour la conscience collective. 

Pourquoi ?

De ce que l’injustice règne, il ne s’ensuit pas pour autant qu’on doive se rallier à l’injustice. On ne doit pas dire que celui qui gagne a toujours raison. On peut perdre la tête haute. C’est très important. Or la morale spontanée de notre société, c’est l’inverse. L’important c’est de gagner, peu importe les moyens – justes ou pas, on s’en fiche. Eh bien, non ! En sport, on est placé devant ce dilemme moral par excellence. L’injustice peut l’emporter. Mais il faut cultiver l’idée de justice. Le monde sportif, on le sait, est très corrompu. Il reste vrai cependant que le noyau dur de l’inflexibilité des règles demeure. On peut acheter l’arbitre ou le gardien de but, mais tant que subsiste ce noyau de règles, l’essentiel est préservé. On peut faire valoir aux jeunes qu’on n’est pas obligé de s’aligner sur le modèle de corruption lié aux enjeux d’argent ou d’audience du sport spectacle. Pour les éducateurs sportifs, la grande difficulté est de faire comprendre l’écart entre la corruption de fait et les règles intrinsèques, immuables, de la compétition.

Comment valoriser davantage le sport à l’école ?

Ce qui n’est pas facile à faire, c’est la transposition du corps à l’esprit. C’est le problème historique du sport à l’école. On a le corps d’un côté, supposé très en dessous, et l’esprit de l’autre. Or ils sont liés ! À l’école, on s’est longtemps occupé de l’esprit. La rigueur commence à un niveau très élémentaire. Beaucoup d’enfants ont du mal à savoir écrire car c’est un geste complexe à acquérir, très contrôlé, avec une coordination précise entre le cerveau et la main. C’est la clé de la compréhension du signe écrit. Il s’agit de reconnaître ce qu’on a tracé. Ce geste, c’est du sport. Se tenir concentré pour écouter – une vraie question à l’école – c’est corporel. La maîtrise de l’attention ne va pas sans un exercice du corps. C’est ce que la méditation, si en vogue aujourd’hui, apprend aux adultes. Cela vaut pour les enfants. L’école gagnerait à une plus grande union de l’esprit et du corps.  

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

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