L’État sécuritaire est déjà là
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Sur les huit dernières années, la France a vécu cinq ans sous le régime de l’état d’urgence, soit sécuritaire, soit sanitaire. Étonnant ! Les gens sortent, manifestent, font grève, partent en vacances… Est-ce cela, l’état d’urgence ? N’est-ce que cela, l’état d’urgence ? Ou bien est-ce que, de manière « délicieuse », le pays glisse progressivement d’un État de droit à un État sécuritaire ? Il est de tradition d’opposer ces deux notions, de considérer que les deux configurations politiques sont distinctes, autonomes, qu’elles ont des propriétés totalement différentes, que l’une exclut l’autre et que le passage de l’une à l’autre est nécessairement une rupture. Très discutable ! L’État sécuritaire n’est pas extérieur à l’État de droit, il est présent en son sein, toujours prêt à « grignoter » les principes de droit pour imposer les siens.
À l’origine de l’État, s’il faut croire Hobbes, il y a la crainte de la mort : « L’homme est un loup pour l’homme. » L’État se construit pour apporter de la sécurité : la sécurité physique, puis, progressivement, la sécurité alimentaire, la sécurité sanitaire, la sécurité internationale… L’État se présente comme un État de sécurité. Mais, dans le même temps, s’il faut croire Locke, l’État se construit comme État des libertés, afin de garantir les droits que les hommes avaient dans l’état de nature et qu’ils n’auraient pas pu protéger s’ils y étaient restés.
La garantie des droits sombre sous les limitations répétées de la liberté d’association, de manifestation, de réunion, d’opinion, et les atteintes continues aux droits d’accès au soin
L’État de droit est donc un État qui met en tension ces deux éléments : la sécurité et la liberté. Au cœur de cette tension, il y a la peur : d’un côté, se répand un sentiment de peur dans la société, donc une demande de sécurité et d’État ; d’un autre côté, se diffuse la culture du droit dans la société, et donc une demande de libertés. Ce qui est en jeu aujourd’hui au sein de l’État de droit, c’est le rapport de force entre peur et liberté, entre la généralisation pernicieuse de la peur et la revendication audacieuse des droits.
Or ce rapport de force bouge désormais en faveur de l’élément « sécurité ». Selon l’article 16 de la Déclaration de 1789, l’État de droit est fait de deux principes, la séparation des pouvoirs et la garantie des droits. La séparation des pouvoirs disparaît derrière la confusion des pouvoirs entre les mains d’un seul, la création de conseils présidentiels ad hoc, la marginalisation du Parlement et le dénigrement systématique du pouvoir judiciaire. La garantie des droits sombre sous les limitations répétées de la liberté d’association, de manifestation, de réunion, d’opinion, et les atteintes continues aux droits d’accès au soin, au logement et à l’accueil de l’autre.
Au pouvoir, Marine Le Pen n’aura pas besoin de faire voter de nouvelles lois ; elles sont là, prêtes à l’usage
En 2016, dans une décision du 21 janvier, le Conseil constitutionnel jugeait que « la loi doit être rédigée en termes suffisamment clairs et précis pour permettre la détermination des auteurs d’infractions et exclure l’arbitraire ». Autrement dit, ce que demande l’État de droit comme institution, c’est une loi claire, une certitude législative. Or la loi du 30 juillet 2021 pérennise les mesures permettant à l’autorité administrative d’arrêter « toute personne à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics ». Pas un acte, mais un « comportement » ; pas une certitude fondée sur une enquête, mais des « raisons sérieuses ».
Au pouvoir, Marine Le Pen n’aura pas besoin de faire voter de nouvelles lois ; elles sont là, prêtes à l’usage. Que ces lois aient été adoptées par un régime encore et malgré tout démocratique constitue le danger majeur pour l’avenir de la démocratie car, sans que la société s’en aperçoive, l’élément « sécurité » aura subverti l’élément « liberté ». En ce moment singulier, les juristes ne peuvent rester dans leur laboratoire. Ils doivent prendre la parole au sujet de ce glissement et peser en faveur de l’élément « liberté ». Pour que l’État ne devienne pas ce « monstre froid » dont parlait Nietzsche.
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