La présence du Rassemblement national à la manifestation contre l’antisémitisme marque-t-elle un tournant ?

En tout cas, c’est un événement qui n’est pas anodin. Dans le passé, le RN n’a pas souvent eu l’occasion d’être présent dans la rue, qui plus est dans une manifestation institutionnelle contre l’antisémitisme, lequel était considéré jusqu’alors comme un marqueur d’extrême droite.

Cela signifie-t-il que le RN est désormais un parti républicain comme les autres ?

Il faudrait s’accorder sur ce que sont devenues les frontières de l’arc républicain. Au second tour de l’élection présidentielle, voter pour Emmanuel Macron, c’était voter pour la République. Depuis, les choses se sont compliquées, notamment du fait de la mise en équivalence de l’extrême droite et de l’extrême gauche. Lors des législatives de 2022, on a vu des porte-parole macronistes refuser d’appeler à voter en faveur de candidats de la Nupes face au Rassemblement national. Les électeurs, eux-mêmes, ne se retrouvent plus dans ces fronts républicains qui se dressaient naguère contre l’extrême droite.

Comment Marine Le Pen a-t-elle pu poursuivre son ascension depuis 2022 presque sans rencontrer d’opposition ?

En s’attachant, en dépit de quelques incidents, à donner une bonne image de son action à l’Assemblée nationale. Ses députés sont lisses, polis ; ils votent certains textes, en rejettent d’autres ; ils évitent les outrances. Le contraste avec l’attitude des élus de LFI est saisissant.

Le RN a-t-il vraiment abandonné toute forme de radicalité ?

Depuis 2022, sa position sur la plupart des sujets, c’est d’éviter de se dévoiler. Font exception les questions portant sur la sécurité, l’immigration et l’islam. Et sur ces dossiers, le parti profite du travail de la droite.

C’est-à-dire ?

À partir de 2005 et de son retour au ministère de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy a commencé à parler des questions d’immigration non plus seulement d’un point de vue économique ou sécuritaire, mais comme un enjeu de civilisation : questionner la compatibilité de l’islam avec la société française, stigmatiser son rapport à la laïcité et à la République, c’était du pain bénit pour l’extrême droite !

Les vagues terroristes qui ont frappé le pays à partir de 2012 ont-elles dégradé le regard porté sur l’islam ?

On aurait pu effectivement s’attendre à ce que les attentats entraînent plus de stigmatisation et d’essentialisation des musulmans. C’est ce qui s’est passé après le 11-Septembre aux États-Unis et à la suite des émeutes de 2005 en France. Or, après 2015-2016, l’enquête de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), à laquelle je contribue avec la politiste Nonna Mayer, a noté au contraire une montée de l’acceptation des musulmans et un refus croissant de la xénophobie. C’était sûrement dû au traitement politique « par le haut » de ces attentats, qui a su éviter l’amalgame entre les terroristes et les populations d’origine immigrée.

Ces enquêtes de la CNCDH montrent que la tolérance à l’égard de l’immigration n’a jamais été aussi élevée.

En 2022, l’indice de tolérance était à 66, son niveau record – 16 points de plus qu’au début des années 1990. La progression est encore plus impressionnante et linéaire sur les questions de genre et d’homosexualité. Cet esprit de tolérance me semble dû à l’élévation du niveau d’études (50 % des jeunes Français fréquentent aujourd’hui l’enseignement supérieur, contre 20 % dans les années 1960) et au renouvellement générationnel (les personnes âgées, catégorie la plus touchée par les préjugés, sont progressivement remplacées par des générations plus ouvertes). Il faut néanmoins préciser que l’augmentation de la tolérance à l’égard de l’immigration est marquée par des hauts et des bas, selon la tonalité du débat public : on a par exemple constaté une montée de la xénophobie entre 2009 et 2015 qui paraît liée au discours de la droite, sans compter la crise économique et les printemps arabes.

Comment une tolérance au plus haut se combine-t-elle avec la montée des scores de Marine Le Pen ?

D’abord, une montée tendancielle de la tolérance ne signifie pas qu’il n’y ait pas d’« intolérants », ni même que ceux-ci ne considèrent pas que les évolutions multiculturelles sont la question centrale du pays, jusqu’à en oublier toutes les autres logiques de vote. L’une des réussites du RN, c’est d’avoir fait de la question de l’immigration une clé de réponse à tous les sujets – la sécurité, mais aussi le chômage, la protection sociale, l’éducation, la laïcité. Ce parti a réussi à faire en sorte qu’un certain nombre de forces politiques finissent par partager cette obsession. Jusque dans les années 1980, même si les électeurs du Front national faisaient exception, on votait très majoritairement en fonction de critères socio-économiques. Depuis, les facteurs culturels du vote n’ont cessé de monter, au détriment des logiques socio-économiques.

Cela explique-t-il la captation par Marine Le Pen d’une part importante du vote populaire ?

Oui, mais celle-ci a aussi gommé le caractère libéral du programme de son père, tout en conservant sa composante autoritaire. Des sociologues ont nommé ce positionnement le « welfare chauvinism » : la xénophobie s’y conjugue avec une demande de protection et d’État providence. Mais ce qui relie le RN du Nord et celui du Sud, ceux qui veulent plus d’État et ceux qui veulent moins d’impôts et de fonctionnaires, c’est le refus de l’immigration.

Comment expliquer cette polarisation de plus en plus forte autour des questions liées à l’immigration ?

Entre autres raisons, on peut relever des phénomènes d’amplification médiatique : CNews agit de la même façon que Fox News il y a une quinzaine d’années aux États-Unis, élargissant la fenêtre d’Overton – le champ de ce qui est acceptable dans le débat public. Même si l’audience de cette chaîne reste faible et que davantage de gens se socialisent en regardant la diversité marseillaise de Plus belle la vie plutôt que les émissions de Pascal Praud, CNews pèse dans le débat public. Comme l’hebdomadaire Valeurs Actuelles, le site Boulevard Voltaire ou les pages FigaroVox, ce média a diffusé les analyses du Rassemblement national et d’une partie de la sphère intellectuelle sur la laïcité et la République menacées par l’islam. Le retournement est tel que c’est la gauche qui est désormais accusée de mettre en danger la laïcité, quand historiquement c’était l’inverse.

Dans les années 1990-2000, l’abstention était défavorable au Front national. Lui profite-t-elle aujourd’hui ?

La nature de l’abstention est en train de changer et s’apparente désormais à une espèce de grande démission civique. Dans les années 1960-1980, les abstentionnistes étaient les moins diplômés, les moins intégrés socialement, ceux qui n’avaient pas d’avis. À partir des années 1980, du fait, notamment, de l’incapacité de la gauche et de la droite à résoudre la question du chômage, on a noté la montée d’une abstention de déception. Aujourd’hui, on peut parler d’une abstention fondée sur le rejet de l’acte de voter et de la délégation qu’il implique, un abstentionnisme – désormais majoritaire – de gens qui ont un avis mais ne veulent plus l’exprimer dans les urnes. Il est vrai que cette abstention différentielle favorise le RN : les catégories les plus âgées et les plus fortunées, les moins tolérantes à l’égard des minorités ethniques, sont celles qui votent le plus. À l’inverse, les classes moyennes, les jeunes, spécialement ceux des quartiers populaires, et les catégories culturellement les plus ouvertes s’abstiennent massivement. C’est l’une des raisons de la montée de l’extrême droite.

Que pensez-vous du durcissement des positions de LR dans le débat sur l’immigration ?

Cela répond en partie à l’appel d’un électorat réduit à la portion congrue depuis que l’aile proeuropéenne et libérale des Républicains a rejoint Emmanuel Macron. Le risque, c’est de renforcer encore Marine Le Pen. C’est ce qu’on avait observé en 2002 : la campagne sécuritaire menée par Jacques Chirac n’avait abouti qu’à faire gagner des voix à Jean-Marie Le Pen. Le seul à avoir réussi à capter les votes de l’extrême droite, c’est Nicolas Sarkozy, en 2007, mais ce succès doit beaucoup au caractère vieillissant de celui qui était son adversaire, Jean-Marie Le Pen. Face à sa fille, cinq ans plus tard, cela n’avait pas fonctionné. À l’échelle européenne, on constate que ce type de positionnements légitime les partis d’extrême droite.

Quel rôle la guerre entre Israël et le Hamas peut-elle jouer sur la scène politique française ?

La prochaine vague d’enquêtes de la CNCDH va débuter dans quelques jours. Compte tenu de la tonalité politique actuelle, qu’il s’agisse des émeutes de juin, du débat parlementaire sur l’immigration ou de la situation au Proche-Orient, je crains que les résultats ne soient pas formidables en matière de tolérance à l’égard des immigrés. On devrait en revanche assister à une poursuite de la baisse des préjugés antijuifs, ce qui est une très bonne nouvelle. Certes, on constate un problème d’antisémitisme dans les populations musulmanes, cependant – pour répondre au slogan de CNews sur l’« antisémitisme couscous » –, il faut préciser non seulement que ces préjugés ne touchent pas tous les musulmans, loin de là, mais aussi que le plus fort taux d’antisémitisme se situe toujours à l’extrême droite.

Qu’est-ce qui pourrait empêcher Marine Le Pen d’accéder au pouvoir ?

D’abord, nous sommes loin de l’élection présidentielle. Marine Le Pen et Jordan Bardella ont tout intérêt à laisser croire que tout est déjà tracé. Mais c’est oublier le nombre très important de personnes, abstentionnistes ou pas, qui rejettent le RN. Et puis, à l’approche de 2027, Marine Le Pen ne pourra plus rester dans le flou, elle devra répondre à certaines questions sur son programme. Ce qui peut inquiéter, c’est l’apparition, à côté de l’abstention de rejet, d’un vote de rejet et même d’une identification par rejet. Aux États-Unis, grosso modo, on vote Biden parce qu’on déteste Trump, et on vote Trump parce qu’on déteste Biden. On n’est pas loin de cette situation en France. On voit à quel point la figure d’Emmanuel Macron est malmenée depuis les Gilets jaunes, mais il n’est pas certain que les votes Mélenchon et Le Pen soient majoritairement des votes d’adhésion. Nous sommes entrés dans ce que le politologue Pierre Martin nomme une « tripartition » avec trois pôles d’électeurs : la Nupes, le camp macroniste et l’ensemble RN-Reconquête. Les électeurs de chacun de ces trois pôles ont bien du mal à voter pour les deux autres. Cette configuration n’est pas défavorable au RN. Tout comme les niveaux d’abstention qui risquent de continuer d’augmenter avec la montée en puissance dans le champ électoral de jeunes générations qui votent encore moins que leurs aînés.

Le RN est-il toujours un parti d’extrême droite ?

Dans les enquêtes, c’est comme ça que les gens le positionnent, sans le moindre doute. Y compris son propre électorat. 

 

Propos recueillis par JULIEN BISSON & PATRICE TRAPIER

 

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