Y a-t-il une recrudescence des groupuscules d’extrême droite en France ?

Il y a davantage une recrudescence du milieu radical d’extrême droite que des groupuscules. Pour le saisir, il faut prendre ce phénomène dans la longue durée. Ce qui caractérise la radicalité de droite en France depuis un siècle par rapport à nos voisins européens, c’est que c’est une nébuleuse, un rhizome de groupuscules interconnectés, avec des militants qui sont souvent multi-encartés. Sous la Ve République, il n’y a eu que le mouvement Ordre nouveau pour arriver à rassembler tout le milieu, entre 1969 et 1973 : à l’été 1971, ce groupe comptait 2 351 encartés, quand la Direction centrale des renseignements généraux, l’ancêtre de la DGSI, estimait au même moment qu’il existait 2 500 radicaux. Aujourd’hui, on a une extension de la surface de ce milieu, avec un accroissement du nombre de personnes qui l’intègrent et l’apparition de nouveaux profils. En revanche, le temps des groupuscules nationaux est achevé, et la frénésie de dissolutions des dernières années suffirait à couper toute envie d’en remonter. Résultat : la mouvance est aujourd’hui composée d’une floraison de groupuscules qui s’en tiennent à l’échelle d’un petit territoire et de réseaux d’individus. Mais ils peuvent jouer un vrai rôle, en venant donner une vision d’ensemble à des personnes qui au départ se situent simplement dans une forme de ressentiment.

À quoi ressemble la galaxie de l’ultradroite ? Quelle est son influence ? 

Le problème du milieu radical français, c’est que, puisqu’il est historiquement éclaté en petits groupes, chacun doit justifier son autonomie par la proclamation de son originalité. Il y a un manque de référents communs qui permettraient de se mettre d’accord sur un corps de doctrine minimal. Dès 1934, il y a eu une tentative de créer une plateforme commune, le Front national – tentative et nom repris, cette fois avec succès, en 1972, quand Ordre nouveau fonde le FN et demande à Jean-Marie Le Pen de le présider. Mais il faut bien voir que sous Vichy, on n’a pas une dictature à parti unique, mais quatre-vingt-huit partis d’extrême droite. Donc, aujourd’hui encore, chacun joue sa partition. La fraction antisémite est la plus instable. Quand un groupuscule a essayé de se monter en s’inspirant de la tendance néonazie qu’on appelle l’accélérationnisme, on a vu le chef d’un autre groupe dénoncer une tentative de manœuvre de la « judéo-maçonnerie », tandis qu’un des plus importants blogueurs en parlait comme d’une infiltration du « gouvernement juif d’occupation ». Du côté des groupuscules, depuis la dissolution des identitaires, on a un petit retour du référent nationaliste-révolutionnaire. Ces questions ne sont pas sans lien avec l’actualité, parce que l’identitarisme prônait la neutralité vis-à-vis du conflit israélo-palestinien, quand les nationalistes-révolutionnaires s’avèrent des antisionistes radicaux et considèrent que la France est une colonie sioniste. Ces tendances n’influencent pas les corps de doctrine, mais elles constituent des relais thématiques.

« Ce masculinisme critique de la société multiculturelle est un produit politique bien plus performant aujourd’hui que ne pourraient l’être les théories sur l’État corporatiste »

De Papacito à Julien Rochedy, y a-t-il une nouvelle génération d’extrême droite qui déploie des stratégies de séduction inédites pour toucher un autre public ?

Le xxe siècle est mort, oui. Les deux exemples que vous citez peuvent jouer sur une gamme large, apte à toucher divers publics. Julien Rochedy est nettement plus littéraire et intellectuel que Papacito. Pourtant, les deux vont savoir dire à des jeunes gens que leur expérience quotidienne, leur manière même d’être un homme, s’inscrit dans un cadre politique et dans une nécessité de reconquérir leur être. Ce masculinisme critique de la société multiculturelle est un produit politique bien plus performant aujourd’hui que ne pourraient l’être les théories sur l’État corporatiste, au cœur des discours de la radicalité de droite il y a un siècle, tout simplement parce qu’aujourd’hui les rayons sciences sociales des Fnac cèdent la place à des rayons coaching et développement personnel. C’est un discours de consommation vidéo, adapté à notre individualisme. Il véhicule l’idée que notre être doit correspondre à un tout, ce qui est doctrinairement orthodoxe dans cette famille politique.

Comment le Rassemblement national se situe-t-il aujourd’hui par rapport à l’ultradroite ?

« Ultradroite » est une expression qui s’applique à l’extrême droite violente ou potentiellement violente, quel que soit son courant idéologique. On peut parfaitement être partisan d’un régime parlementaire modéré et assumer le fait de tuer des gens – ce fut le cas d’une large partie des membres de l’OAS, organisation responsable de la mort de 2 000 personnes. Dans le même temps, on peut être convaincu qu’il faut un État fasciste et que la race blanche est supérieure et n’avoir aucune envie de passer à la violence. Officiellement, le RN récuse la radicalité comportementale, qu’elle s’exprime par des actes ou par des mots. Officieusement, il demeure des porosités, tant que les gens savent se tenir à carreau. 

Au moment de sa dissolution en 2021, Génération identitaire avait bénéficié du soutien de Marine Le Pen. Le RN a-t-il depuis changé de cap ou de stratégie vis-à-vis de l’ultradroite ?

C’est la seule fois où Marine Le Pen a défendu un groupe dissous. Sinon, chaque fois qu’un tel cas s’est présenté, elle en a profité pour dire : « Vous voyez, l’extrême droite, c’est eux. D’ailleurs, ils nous détestent, nous n’avons rien à voir avec ça. » Si elle n’a pas pu se servir ainsi du cas de Génération identitaire, c’est tout simplement parce que, parmi les lecteurs de Valeurs actuelles ou les gens des beaux quartiers, beaucoup de personnes socialement bien insérées se reconnaissaient dans le discours des identitaires. La politique, c’est un marché : rationnellement, Marine Le Pen soutient ou condamne selon le gain de parts de marché qu’elle peut obtenir par sa prise de position. Le reste, c’est de l’habillage.

Un mouvement comme Reconquête est-il d’abord un rival ou un partenaire potentiel pour Marine Le Pen ? 

Reconquête s’est construit sur la base de trois éléments rejetés par Marine Le Pen dès 2002. La présidente du RN pense qu’il faut arrêter d’alimenter toute controverse sur les Juifs et la Seconde Guerre mondiale, alors qu’Éric Zemmour se lance avec une polémique, en défendant l’idée d’un Pétain sauveur de Juifs. Dès 2002, elle pense aussi qu’il faut en finir avec toute assimilation de la nationalité à l’ethnie ou à la race, quand lui fait campagne sur le thème du « grand remplacement ». Enfin, elle refuse le principe du « compromis nationaliste », c’est-à-dire l’idée, qui date de 1934, selon laquelle le FN devrait être une plateforme commune à tous les courants, des plus modérés aux plus radicaux. Reconquête, lui, se construit sur ce principe. En témoignent la présence de membres du groupuscule des Zouaves au meeting de Villepinte, lors duquel ils ont attaqué des militants de SOS racisme, ou encore la part prise aujourd’hui par Marion Maréchal et l’ex-leader identitaire Philippe Vardon dans la campagne des européennes. Ce triptyque a permis à Reconquête de se tailler une part dans l’espace public, mais ces trois boulets abandonnés par Marine Le Pen ne peuvent construire une alternative majoritaire à son offre. Son parti se sert de Reconquête comme d’un repoussoir, ce qui n’exclut pas une alliance avec cette formation en position minoritaire le jour où le RN en aura besoin. 

Le processus de normalisation du RN commence-t-il à porter ses fruits ?

À l’évidence, une grande partie de la droite et même du centre droit aujourd’hui ne comprend plus bien ce qui l’oppose à l’extrême droite. Reconquête aura d’ailleurs servi de révélateur à des gens aisés qui, jusque-là, ne se reconnaissaient pas dans l’extrême droite, mais qui ont enfin compris vers où ils penchaient. Maintenant, pour aller au bout de ses ambitions, ce dont le RN a besoin, c’est d’achever la gauche. Il y a un vrai vivier : quand on regarde les sondages sur vingt ans, on voit que, parmi les électeurs qui se classent à droite ou « très à droite », on est face à des taux assez stables au niveau de la dénonciation du nombre d’étrangers ou de la volonté de rétablir la peine de mort. En revanche, ces opinions ont gagné 20 points dans le bloc de gauche. La droitisation a d’abord touché la droite, mais elle devient aussi une question pour la gauche. Utiliser cette dynamique tout en dénonçant le caractère antisocial du macronisme et en continuant mezza voce à parler des questions ethniques, c’est une bonne manière de laisser certains électeurs de gauche affirmer qu’ils refusent de choisir entre le RN et le macronisme, tout en étant troublés et motivés par le rapprochement de leurs opinions avec celles du RN. C’est une expérience de chimie électorale : vous faites bouillir le corps politique, et au bout de la décomposition électorale de LR et du PS et de la décomposition idéologique de LFI, ce qui reste au fond de l’éprouvette, c’est le lepénisme. 

 

Propos recueillis par MANON PAULIC

 

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