À 13 ans, mes camarades de classe m’ont affublée d’un délicieux surnom. Dark Vador. Je ne suis pas grande, je ne m’habille pas en noir, je ne suis le père de personne. Alors quoi ? « Parce que tu respires comme Dark Vador. » Les ados sont adorables entre eux. C’était un fait, à l’époque, je respirais par la bouche. J’avais passé l’essentiel de mon enfance le nez bouché, et cessé de compter sur lui. Ma mère, ORL, me pulvérisait de l’eau de mer dans les narines à qui mieux mieux. Mais mon nez était têtu. Et, par ricochet, franchement indifférent aux odeurs qui passaient par là. Pour faire carrière dans le vin, on a connu début plus prometteur.

Car on découvre un vin d’abord par ses arômes. Admirer le parfum de prune, l’odeur de la rose ou de la noisette qui s’échappe du verre. Découvrir le bouquet d’une bouteille âgée et deviner son histoire. C’est beau, de sentir un vin. Ça émeut, tant de délicatesse ou, au contraire, d’exubérance, de précision ou de mystère. À lire les grands nez du vin qui tartinent des pages sur leur enfance et leur genèse olfactive, c’est avant l’âge adulte que tout se crée. Les arômes du vin font alors remonter des souvenirs. Le potager du pépé, les promenades en forêt, le premier bouquet, la confiture de maman, la pipe de papa, les aisselles de mémé… Bref, un inventaire de bons sentiments et de machins apaisants, touchants ou mièvres selon la plume. Je suis un peu envieuse, je n’ai hélas pas grand-chose de tout cela.

Comment diable, alors, ai-je bien pu me spécialiser dans la dégustation ? La bonne nouvelle est qu’on peut apprendre à sentir sur le tas et sur le tard. Rien n’est perdu. Les odeurs, je les ai apprises ; les souvenirs que je n’avais pas, je les ai inventés. J’ai écumé les parfumeries et rempli mes poches d’échantillons de soliflores. J’ai léché toutes sortes de cailloux, j’ai laissé pourrir des fruits dans ma cuisine. Je suis désormais imbattable sur la variation olfactive de l’abricot, du plus croquant au plus déliquescent. Comme un musicien, j’ai fait mes gammes, je les pratique toujours régulièrement.

Voilà ce que je sais : l’odorat se travaille et s’entretient. On accumule des astuces, avec des ponts étonnants : l’arôme beurré d’un meursault blanc me rappelle l’odeur du riz cuit, l’effluve de noix de certains arbois se rapproche d’une huile au curry.

Mais surtout, l’odorat est fripon, versatile et se carapate facilement. Pour dire les choses, ce sens est d’une lâcheté inouïe. Une odeur est trop forte ? Il sature. Le parfum de tous les jours ? Il s’y habitue et le filtre, le gomme de votre esprit. Vous imaginez vos yeux filtrer l’herbe au printemps parce qu’il y a trop de vert ? Votre odorat délire : un verre d’eau coloré en rose suffit à persuader des cobayes qu’il est aussi parfumé à la fraise. Face à une étiquette prestigieuse, 100 % des étudiants en sommellerie interrogés le juraient : les arômes de ce vin étaient plus élégants que ceux de la bouteille d’à côté, à l’étiquette plus modeste mais pourtant remplie du même vin. De quoi prendre un maximum de pincettes avec l’exercice de la dégustation. Et c’est pourtant ce qui la rend passionnante.

On peut aussi compter sur une dose de mauvaise foi. Le seuil de perception de la cannelle ou de la violette est clairement identifié sur le génome et varie selon les individus. On peut donc sans gêne, en cas de défaillance, accuser son patrimoine génétique. Ces temps prochains, le Covid (et la fréquente anosmie qu’il entraîne) pourra aussi servir d’excuse. Pour ma part, je perds encore l’odorat une fois par an, le temps d’une sinusite. Chômage technique.

Il existe heureusement un ami fidèle et précieux. Le goût. J’y englobe certes la perception des saveurs, mais aussi les sensations tactiles : les tanins qui sèchent, râpent, effleurent ou caressent, les jus nerveux ou juteux, ceux qui enrobent, ceux qui réveillent, ceux qui titillent, ceux qui envahissent le palais. Du goût on glisse vers le toucher. Il est là, le secret du vin. Les arômes peuvent émouvoir un brin, ils ne sont qu’un prélude. C’est le baiser qui bouleverse. Il fait le jour sur une histoire : la chaleur d’un millésime, la dureté d’un autre, la patine des ans. Le baiser guide et engage la danse.

De ce duo magique, le nez et la bouche, le vin dévoile mille subtilités, livre un caractère singulier. Du subtil chambolle au ténébreux saint-estèphe, du sous-estimé muscadet au débonnaire cairanne, du fougueux patrimonio au champagne aérien. D’ailleurs, parlons-en, du champagne. C’est ce vin qui m’a le plus appris. Derrière les bulles, apparente simplicité, je ne l’imaginais pas si multiple. J’ai goûté des champagnes si puissants qu’ils pouvaient écraser un plat, jusqu’à briser les assiettes. Des champagnes plus vieux que moi et pourtant plus jeunes dans le verre. Des champagnes plus purs qu’un ciel sans nuage un jour de confinement. J’ai goûté un monde dans un verre. Et depuis, avec une gorgée je voyage, j’explore ces mini-planètes, de la taille d’une baie de raisin mais riches de mille visages. Bye bye Dark Vador, mon vaisseau est bien plus cool que le tien. 

 

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