Issue d’une famille où l’on fait du vin depuis longtemps, pourquoi avez-vous décidé d’en faire l’objet de vos travaux universitaires ?

Le vin est un prisme par lequel on peut mener une belle aventure intellectuelle. J’ai consacré ma thèse d’histoire aux liens entre le vin et la médecine. Aujourd’hui, j’enseigne dans des écoles où j’organise des dégustations pour que mes étudiants, en plus de la théorie, découvrent l’expérience sensorielle. Le vin est une merveilleuse introduction à la culture générale, il touche à de nombreux domaines de la vie humaine, à la sociabilité, à la santé publique, à l’inspiration poétique, au sacré.

 

Le vin a-t-il été considéré dans l’histoire comme bon pour la santé ?

Le fait est que les cavistes ont été autorisés à ouvrir pendant le pic de l’épidémie de coronavirus, comme les pharmacies ! Je suis médiéviste, mais pour travailler sur les textes du Moyen Âge, on est obligé de commencer par les textes antiques. Les médecines prémodernes, jusqu’au xviiie siècle, sont fondées sur la réutilisation des théories d’Hippocrate – qui vécut aux ve et ive siècles avant Jésus-Christ et est considéré comme le père de la médecine – et celles de Galien – un médecin grec du iie siècle de notre ère. Au Moyen Âge, les médecins s’appuient sur les traités des Anciens, sans cesse réinterprétés, et sur la philosophie naturelle. Aristote explique abondamment le rôle du vin dans le régime quotidien. Il le considère comme un ingrédient presque indispensable à la bonne santé. C’est bien sûr une boisson et un aliment, mais c’est aussi un médicament. Et comme tout médicament, il devient un poison s’il est utilisé de manière inadéquate. La modération prônée aujourd’hui est en fait un principe élémentaire : la plupart des choses, même très bonnes, peuvent devenir mauvaises en cas d’abus. Le mot de pharmakon dans la Grèce antique signifiait à la fois « remède » et « poison ».

 

Existait-il un tabou de l’alcool ?

Au Moyen Âge, on ne connaissait pas l’éthanol – alcool est un mot moderne. Tout en ignorant l’existence de l’alcool, on observe que le vin, aliment ou médicament, est un agent qui transforme l’organisme : sur un temps court, c’est l’ivresse ; sur un temps long, c’est l’assuétude – le vrai terme français pour désigner ce qu’on appelle aujourd’hui l’addiction. Le jugement porté sur l’ivrognerie est moral. Comme l’alcoolique n’existe pas, l’ivrogne est un vicieux : il commet l’un des sept péchés capitaux, celui de gourmandise – ou gula en latin. Et ce péché devient un vice s’il est répété. Dans les traités théologiques du Moyen Âge, l’ivresse est une des filles de la gula. Elle porte atteinte au contrôle de soi ; or, les bonnes manières doivent être respectées, individuellement et socialement.

 

La réprobation était-elle de nature morale plutôt que sanitaire ?

Les deux, en réalité. La séparation entre le corps et l’esprit n’était pas du tout aussi nette que les Modernes le pensent. Le corps physique et l’esprit étaient complètement liés. On apprécie la similarité entre la chaleur du vin et celle du corps. En termes nutritifs, le vin est intéressant : parce qu’il est chaud, il favorise la digestion et, parce qu’il est fluide, il est transformé rapidement en sang de bonne qualité. Nous le savons, nous, qu’il passe vite dans le sang puisqu’il enivre. Mais au Moyen Âge, on jugeait son apport nutritionnel préférable à celui de la viande. Et de surcroît, il permettait d’expulser la tristesse. Il s’affirme donc comme une sorte de panacée : les vins médicinaux sont utilisés pour traiter toutes sortes d’affections ; on considère même le vin comme un antidote, à l’instar de la thériaque, le contrepoison universel inventé par Galien. Le grand traité qui circule à la fin du Moyen Âge sur l’usage thérapeutique du vin est le De vinis. Il présente toute une pharmacopée où le vin apparaît parfois comme un agent, mais souvent comme un solvant, mélangé à d’autres substances plus puissantes que lui.

 

Ailleurs qu’en Occident, le vin a-t-il aussi bonne réputation ?

Avicenne, le célèbre savant persan du xie siècle, a écrit des choses fabuleuses sur le vin. Bien que musulman, il aime les veillées arrosées : pour lui, le vin stimule les grands esprits et clarifie leur intelligence, tandis qu’il enivre les esprits moins armés. Une section entière de son Canon de la médecine, traduit en latin dès le xiie siècle, est consacrée aux vins classés en fonction de leurs caractéristiques. Il conseillait une sorte d’ivresse purgative, mais très encadrée, avec toute une série de précautions, car il n’ignorait rien des effets produits par une consommation excessive. Je vous lis ce qu’il écrit : « S’enivrer fréquemment est mauvais : cela corrompt la complexion du foie et du cerveau, affaiblit les nerfs, favorise les maladies nerveuses, l’apoplexie et la mort subite. »

 

En effet, c’est une description clinique de la maladie alcoolique !

On a toujours eu conscience des deux côtés de la médaille. Personne n’a jamais dit que le vin était bon universellement. Dans mon dernier livre, Accords hommes et vins (Féret, 2017), j’écris que nous sommes tous imparfaits et que nous pouvons être corrigés par le vin adapté. C’est directement inspiré des conceptions médiévales. Chacun devrait trouver le vin qui lui convient au bon moment, car le goût change en fonction de l’état physique : l’appétence traduit un besoin de notre corps. La « médecine humorale » de la tradition hippocratique repose sur différents tempéraments : chaud, froid, humide, sec. Le vin est considéré comme chaud et sec – d’ailleurs, c’est vrai que boire du vin assèche –, mais plus ou moins selon les types de vin. On pensait que le vin rouge avait pour buveur idéal un homme en pleine force de l’âge, la chaleur du vin renforçant l’organisme et la vaillance. Pour des personnes froides, comme les mélancoliques, il fallait éviter un « choc thermique » et donc s’assurer que le vin soit raréfié, pas trop loin de la consistance de l’eau. Comme la constitution des femmes était supposée plus froide et plus humide que celle des hommes, on leur recommandait des vins plus légers, plus fins, moins tanniques, on disait « moins forts ».

On ignore quel était le degré d’alcool des vins, puisqu’on n’a su le mesurer qu’à l’époque moderne. Ce qui est sûr, c’est qu’on les buvait toujours coupés d’eau. Dans l’Antiquité grecque, le mélange de l’eau et du vin dans le cratère était un signe de civilisation et rappelait le mélange corporel des humeurs. Avec du vin coupé, le banquet pouvait durer plus longtemps ! Au Moyen Âge, c’est plus compliqué, car on essayait de varier les dilutions en fonction des besoins. Il est beaucoup question des protocoles de soins dans la médecine moderne, eh bien, la médecine médiévale était déjà très consciente de la spécificité de chaque corps.

 

Le vin a-t-il joué un rôle au moment des épidémies ?

Il a une certaine capacité à tuer des agents pathogènes. À une période où l’eau n’est pas potable, le vin peut tourner au vinaigre, mais il se corrompt moins que l’eau ! Il faut se souvenir aussi du rapport au sacré : le vin est au cœur de l’anamnèse chrétienne, la transsubstantiation par laquelle le vin devient le sang du Christ qui rachète les péchés du monde. Jusqu’au xiiie siècle, les fidèles communiaient sous les deux espèces – pain et vin.

 

À quel moment le vin commence-t-il à susciter la méfiance de la faculté ?

En Italie, au xvsiècle. Cela a commencé par l’eau-de-vie. Quand cette « eau ardente » a quitté les alambics des apothicaires pour être consommée, on s’est aperçu que c’était très dangereux. Petit à petit, le regard a changé sur ces boissons. L’alcoolisme en tant que problème social est une invention du xixe siècle. Aujourd’hui comme hier, tout est une question de dosage. Le vin est un anxiolytique à utiliser avec précaution, car il exaspère les tempéraments : il rend les joyeux plus joyeux, les tristes plus tristes. Quant à moi, je sais qu’on peut vivre sans vin, mais j’estime qu’on vit quand même mieux avec ! 

 

Propos recueillis par SOPHIE GHERARDI

 

 

 

 

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