C’était il y a quelques années. Invitée par un confrère dans un de ces restaurants prisés du moment : cuisine de saison et du marché, vins naturels. L’endroit avait été recommandé, il était à la mode. On nous sert le vin. « Comment le trouves-tu ? » me demande mon hôte. « Et toi ? » lui dis-je, un brin taquine. « Il est bon, non ? me répond-il d’une voix mal assurée. C’est Untel qui m’a conseillé cet endroit, ce sont les vins qu’il aime. » « C’est un très bon vinaigre de framboise », fais-je. Un silence... et le visage de mon vis-à-vis s’éclaire soudain. Il se détend, soulagé d’enfin pouvoir faire éclater ce que lui crient ses papilles : « Il est très déplaisant, ce vin… » Oui, il est déplaisant ! Trouble, oxydé, âcre, avec des arômes dégradés. Sauf qu’il est naturel. Et que cette seule qualification lui suffit pour être considéré comme intellectuellement respectable et donc bon, tant il est vrai que pour certains moralistes qui ont depuis longtemps oublié ce que leur disent leurs sens, le bien, c’est le bon. Il y a de la volatile (une acidité non maîtrisée), qui remonte jusqu’au nez ? Tant pis, ils s’extasient sur la volatile !

 

Les années ont passé. Les vins naturels et bio ont réalisé des progrès fulgurants. Des prodiges ont surgi. Et l’on ne peut que militer pour que le vignoble français ne se distingue plus par sa consommation de pesticides. On comprend la difficulté. L’identité même des vins de France est dans cette délicatesse qui leur vient de n’avoir pas été écrasés de soleil. Le climat continental de la Bourgogne, le climat océanique du Bordelais et le climat tempéré de la Loire sont à l’origine de chefs-d’œuvre. Mais il y a le revers de la médaille : les maladies que l’humidité de ces climats peut apporter. La culture biologique du raisin est un risque majeur, et les vignerons les plus soigneux, ceux qui répugnent à faire entrer dans les cuves un raisin douteux, peuvent être amenés à traiter. Et même si l’on peut souhaiter que chaque vigneron adopte une démarche qui préservera au mieux la terre, la biodiversité et notre santé, même si le vin ne peut que gagner à n’être plus le produit de la chimie, chaque bouteille doit s’adresser à nos papilles, et l’histoire qu’elle nous raconte est sensorielle bien plus qu’intellectuelle ou idéologique. De même, un vin élevé sans soufre, au plus près du processus naturel de fermentation, n’a d’intérêt que si cette pureté du fruit nous donne envie de boire ce vin et non d’assaisonner la salade.

 

Il est toutefois une dimension essentielle du vin que ce formidable retour à la vérité du fruit ne doit pas tuer, car elle est sans doute ce que cette boisson nous offre de plus beau : le voyage dans le temps. Autant qu’un paysage, un climat, une géologie, c’est du temps que nous buvons dans une gorgée de vin. Le souvenir d’un millésime plus ou moins chaud, plus ou moins ensoleillé, mais surtout le temps qui est passé et qui a fait de ce jeune homme fougueux un monsieur plein de sagesse, qui a tant à nous raconter.

 

Je sais que je veux tout. Un raisin parfait mais une terre préservée, un vin qui ne soit pas chimique mais qui pourra mûrir longtemps, pour que mes enfants, devenus grands, puissent le déguster en se souvenant des instants de bonheur partagés l’année où il fut vendangé. Car telle est la promesse de cette merveille, fruit de la terre et du travail des hommes, qu’est le vin. Et parce que cette merveille s’adresse à nos sens avant de répondre à nos exigences morales. 

 

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