[Mieux manger 3/5] Cet été, le 1 ouvre ses archives en sélectionnant un thème par semaine. Aujourd’hui, le gastronome Périco Légasse vante les vertus des fromages au lait cru et vilipende l’industrialisation de la filière.

 

Pouvez-vous nous dire, pour commencer, combien il y a de fromages en France ?

Oui, il y en a 46. Vous voyez, je coupe court à la polémique ! Je parle là des 46 fromages reconnus en appellation d’origine par l’Institut national de l’origine et de la qualité, le fameux INAO, créé en 1935. Mais si l’on prend en considération tous les fromages traditionnels de terroir, il y en a à peu près mille variétés et sous-variétés – depuis le fromage frais jusqu’au comté 36 mois – réparties en 400 types de fromages. Et donc 46 reconnus historiquement, qui ont droit à une appellation d’origine, l’AOC (appellation d’origine contrôlée) française devenue l’AOP (appellation d’origine protégée) au niveau européen. Pour obtenir ce statut, il faut qu’il y ait une historicité, un savoir-faire permanent, avéré, ancien – on dit d’ailleurs « reconnu en appellation d’origine ». Le roquefort l’a été par une loi votée au Parlement en 1925 !

On classe des fromages comme on classe des châteaux

La République française codifie son patrimoine alimentaire, un peu sur la même base que ses monuments historiques. On classe des fromages comme on classe des châteaux. Les fromages sont des fleurons placés sous protection et, tous les dix ans, vous avez un dossier qui se constitue pour demander qu’un fromage soit reconnu en appellation d’origine protégée. Le tout dernier est le charolais, du nom d’une région aussi connue pour sa viande, qui a obtenu son AOC en 2008 et son AOP en 2014. C’est un fromage de chèvre conique, fait traditionnellement par les fermières.

Spécialement par les fermières ?

Comme beaucoup de fromages en France ! L’homme était aux champs et la femme, pour arrondir les fins de mois, élevait quelques chèvres ou quelques brebis et faisait un petit fromage fermier. C’était le complément de la ressource familiale. Donc, 46 fromages en AOP, auxquels s’ajoutent deux crèmes – celles d’Isigny, en Normandie, entre le Calvados et la Manche, et celle du Charolais, en Bourgogne – et deux beurres – Charentes-Poitou et, là encore, Isigny. La base de l’appellation d’origine, c’est un territoire : on sait que dans tel territoire, depuis des siècles, est préparé un fromage – je n’utilise jamais le mot « fabriqué », car il correspond à ce qui est fait dans une machine –, avec une recette ancestrale, avérée, selon des principes loyaux et constants. La nature des sols compte beaucoup, ainsi que la climatologie et le savoir-faire. Il y a, à cet endroit-là, une convergence entre le climat, la géologie et le savoir-faire qui fait qu’est né un fromage de réputation mondiale comme le camembert, le pont-l’évêque, le saint-nectaire ou le roquefort, je ne vais pas tous les citer. Qu’a voulu dire le général de Gaulle dans sa phrase restée célèbre : « Comment voulez-vous gouverner un pays qui compte 258 variétés de fromages ? » Interrogé sur l’instabilité ministérielle de la IVe République, alors qu’il était éloigné du pouvoir, il l’a lancée comme une boutade. Le chiffre de 258 – les comptages de l’époque n’étaient pas exhaustifs – importe moins que l’idée : les Français sont portés au particularisme, à la diversité et donc à la division. Le système de la tribu gauloise est toujours là : on a conscience d’appartenir à une même nation, mais le « pays » (le mot vient du pagus romain) reste la référence. Chacun fait son fromage et, d’un canton à l’autre, voire d’un village à l’autre, on assure que le sien est le meilleur.

 

Beaucoup de peuples font des fromages. Qu’est-ce que la France a de si spécial ?

Il faut bien qu’il y ait une certaine complexité dans la tête des Français pour arriver à faire avec un peu de sel et un litre de lait – de vache, de brebis ou de chèvre – plusieurs centaines de fromages, tous différents. Les Romains avaient compris que la Gaule était un territoire à facettes, avec des climats, des paysages, des terroirs, une variété géographique et géosensorielle formidable. De terroir en terroir se déploie la diversité agricole et alimentaire française qui est à l’origine du fait que la France est la grande puissance gastronomique. Ce n’est pas parce qu’on a des génies de la cuisine. On trouve de grands cuisiniers dans le monde entier. Mais, en France, il y a un patrimoine alimentaire et gastronomique gigantesque, dû à cette diversité géographique et sensorielle d’une richesse qui n’a aucun équivalent ailleurs.

Le goût de la France, avant d’être une histoire de culture, de savoir-faire, de tradition, est une affaire de géographie

Il ne faut pas toucher aux découpages territoriaux parce qu’ils correspondent à une réalité naturelle : les départements viennent des anciens évêchés, qui ont été découpés en fonction d’une identité locale et géographique, une harmonie de paysages, d’environnement et de milieux ambiants. Ainsi, dans 46 lieux en France sont nés des fromages – le camembert, le reblochon, le comté, le roquefort, le saint-nectaire, le munster… – qui forment un ensemble de monuments historiques ! Le goût de la France, avant d’être une histoire de culture, de savoir-faire, de tradition, est une affaire de géographie : les sols, les vents, le climat, c’est cet ensemble de paramètres qui donne l’identité d’un produit. Les endroits ont un goût. À l’homme ensuite de le mettre en valeur, c’est la partie culturelle.

 

À quand remonte la bagarre entre les producteurs traditionnels et l’industrie du fromage ?

À très longtemps ! Le mot camembert est tombé dans le domaine public en 1926. Les producteurs normands, voyant qu’on faisait du camembert n’importe comment et n’importe où, ont porté plainte. Un tribunal a jugé qu’il était trop tard, que le nom s’était tellement répandu partout qu’il était devenu générique. C’est pourquoi l’appellation d’origine, obtenue en 1982, précise « camembert de Normandie ». Quand l’industrie s’est emparée des fromages, elle a produit… des marques. À tel point qu’on est très, très loin du produit d’origine. Vous avez le mot camembert sur des fromages qui en ont juste la forme. Ils sont blancs, ils sont ronds, mais peuvent être fabriqués n’importe où. Lactalis fait produire en Pologne des camemberts de sa marque Président. Pour tous ces fromages industriels, type Cœur de Lion ou Le Rustique, on ne sait pas d’où vient le lait. Tandis que lorsque figure l’appellation d’origine protégée, le lait vient de l’aire géographique d’appellation. C’est contrôlé, suivi ; personne n’aurait l’idée de tricher. Mais sur une boîte où il y a simplement marqué « camembert », le lait peut venir de Nouvelle-Zélande ou du Brésil. Bien sûr, ce n’est pas cher, autour de 2 euros le fromage alors que le vrai coûte entre 5 et 7 euros.

Certains poussent le Parlement européen à assouplir les normes pour obtenir une appellation d’origine protégée au rabais, pas trop contraignante pour les industriels

La grande distribution fait sans cesse pression sur les prix et pousse à la surconsommation. Or, baisser les coûts d’un produit, c’est en réduire la qualité. Là où les engrais naturels et la main-d’œuvre suffisaient pour élever des vaches, on a remplacé tout ça par des machines, des techniques et des molécules. Évidemment, ça économise la main-d’œuvre, donc c’est moins cher, sauf que c’est dégueulasse. C’est comme ça qu’on crée la malbouffe et l’obésité qui rendent les gens malades. Aujourd’hui, le mot d’ordre doit être : « Acheter moins, mais mieux. »

 

Quel rôle joue l’Europe dans la protection des produits de terroir ?

La législation européenne est aujourd’hui celle qui régit nos codes alimentaires. L’Europe a repris en 1992 le concept français de l’AOC : rebaptisé AOP, il est devenu une norme européenne. Lorsque vous déposez une demande en France et qu’on vous dit oui pour l’AOC, elle est immédiatement transmise à Bruxelles, et si Bruxelles dit non, tout est annulé, y compris l’AOC française. Alors vous imaginez bien que des lobbies s’activent ! Certains poussent le Parlement européen à assouplir les normes pour obtenir une appellation d’origine protégée au rabais, pas trop contraignante pour les industriels. Alors que les défenseurs de l’authenticité soutiennent que l’appellation d’origine protégée doit être très exigeante sur la provenance et la qualité du lait, le type de vache, etc. Les industriels disent : « Pourquoi pinailler ? Le lait peut venir de Normandie, mais s’il vient de Bretagne ou de Picardie, pour 50 kilomètres, franchement… » Si, on pinaille, parce qu’à 50 kilomètres près, ce n’est pas le même produit ! Et puis ils disent : « Le fromage "au lait cru", si on le chauffait un petit peu pour éviter les accidents sanitaires, entre 37 et 50° ça ne fait que 13° de différence. » Eh bien, justement, ça change tout : au-delà de 37°, ce n’est plus du lait cru, le fromage perd toute sa vertu organoleptique, ses arômes, son âme, son esprit. C’est le combat permanent entre les industriels, qui veulent faire des produits normalisés, et les gardiens de l’authenticité qui disent que dix types de camembert, c’est mieux qu’un seul camembert uniforme.

 

Avouez que c’est assez compliqué à expliquer sur les marchés extérieurs.

Les pays anglo-saxons n’ont pas de culture sensorielle. Acheter des produits standardisés, ça leur va très bien. Mais ils viennent en France pour ces valeurs, pour trouver des goûts différents d’un plat à l’autre, d’un clocher à l’autre, d’une vallée à l’autre. Cette diversité peut s’exporter. Le problème, ce sont les normes sanitaires : « attention aux germes » ! Alors on pasteurise le lait pour être sûr qu’il soit conforme aux normes d’importation des pays étrangers. Tant pis pour eux, mais il n’y a pas de raison que nous, en France, on subisse des normes sanitaires qui sont absolument ridicules. Jamais aucun fromage au lait cru n’a porté préjudice à quiconque en termes de santé. Les listeria arrivent quand le produit a été mal élaboré ou mal conservé. Le fromage au lait cru lui-même possède des anticorps qui détruisent les germes, à condition de le laisser mûrir comme il faut.

Les accidents sanitaires qui ont fait des morts, il y a une vingtaine d’années, sont arrivés avec des fromages au lait pasteurisé. C’est simple : en pasteurisant le lait, on tue tous les voleurs et tous les gendarmes, il ne reste plus rien, ni anticorps ni bactéries. Le fromage au lait pasteurisé n’a plus de protection de sorte qu’une bactérie extérieure peut le coloniser à grande vitesse. Les fromages au lait cru sont les plus sains, des études scientifiques récentes prouvent qu’ils doivent être consommés en bonne quantité pour que l’organisme se porte bien. 

 

Propos recueillis par SOPHIE GHERARDI

Illustrations JOCHEN GERNER

 

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