Dès l’entrée de la boutique, une odeur âpre, rustique et fromagère, vous happe. Insolite en plein Paris, elle provient de la cuve où l’on fabrique chaque matin la mozzarella tandis que d’autres fromages frais, des scamorzas – la mozzarella fumée – et autres caciocavallos en forme de bourse, pendent au plafond. Felix, vendeur chez Nanina, dans le XIe arrondissement, le déclare sans sourire : il s’agit de la « meilleure mozzarella de Paris », en fait l’une des seules à être produites sur place depuis que l’autre magasin, Ottanta, a déplacé sa production dans les Yvelines en 2015.

 

« Nanina », c’est le surnom de la grand-mère de Julien Carotuneto, le fondateur. L’idée de produire sa mozzarella lui est venue d’un constat : ses grands-parents napolitains refusaient toujours de manger de la mozzarella à Paris. En Campanie, elle est consommée le jour même. Felix le répète à chaque client : « Ne la mettez pas au frigo, conservez-la à température ambiante et mangez-la dans les trois jours. » La vraie « mozzarella di bufala » n’attend pas, « comme la baguette chez nous », explique Felix. « Nous préparons la mozzarella le matin, avec du lait qui provient d’un élevage de bufflonnes à Maurs, dans le Cantal. Le mieux est de la consommer dans la foulée, comme en Italie. »

 

Crue, agrémentée d’un filet d’huile d’olive, ou plus rarement intégrée aux lasagnes ou râpée sur une pizza, la mozzarella – parfois francisée en mozzarelle – se consomme été comme hiver. Issue d’une tradition artisanale séculaire, elle est devenue un symbole de la crémerie industrielle. Le produit insipide et caoutchouteux qu’on achète au rayon frais représente l’essentiel de la mozzarella consommée. Pourtant, au départ, c’était un produit très localisé, attaché à un terroir, la Campanie, et plus précisément la région de Caserte, entre Naples et Rome.

 

Son existence est avérée dès le Moyen Âge. Dans les années 1960, des industriels comme Galbani s’en emparent, suivis par le français Lactalis, qui possède deux usines en Italie. Petite boule blanche vendue dans son eau en grande surface, la mozzarella version industrielle est aujourd’hui le fromage le plus consommé au monde avec 3 millions de tonnes par an, dont 30 000 à 40 000 tonnes pour le lait de bufflonne. La mozzarella est produite majoritairement hors d’Italie, pour moitié aux États-Unis. Il en existe deux variétés : la mozzarella traditionnelle, au lait de bufflonne, protégée par l’AOP « Mozzarella di bufala Campana », et celle au lait de vache, qui est la plus répandue. Car les élevages de bufflonnes ne sont pas extensibles : l’Italie les limite à 18 000.

 

Pour Vincent Moriniaux, maître de conférences en géographie à Sorbonne Université, qui a dirigé l’ouvrage collectif Nourrir les hommes (Éditions du temps, 2008), ce qui a fait le succès de la mozzarella, c’est son aspect propre, lisse, aseptisé, parfaitement adapté à l’ère mondialisée. « Sa couleur blanche, immaculée, joue beaucoup en sa faveur, comme pour le lait, car elle renvoie une image de pureté. » Difficile d’imaginer en la voyant qu’il a fallu pour l’obtenir avoir recours à de la présure, une enzyme que l’on retrouve dans l’estomac des veaux et qui fait cailler le lait.

 

Beaucoup de gens qui ne mangent pas de fromage mangent de la mozzarella, « dépourvue de tout ce qui pourrait vous dégoûter dans le fromage ». Elle est même considérée comme un produit diététique, alors qu’elle est souvent agrémentée d’additifs. Dans le livre Pizza connexion (CNRS Éditions, 2007), la chercheuse Sylvie Sanchez explique que c’est la diffusion à l’échelle mondiale de la pizza qui a entraîné celle de la mozzarella. À Naples, cette galette mangée chaude, avec parfois un peu de tomate, ne comportait pas de fromage. Elle s’est dotée d’une couche de mozzarella fondue en arrivant aux États-Unis, où elle a rencontré des populations d’Europe de l’Est, habituées au fromage coulant des tourtes traditionnelles.

 

Il y a dix ans, Laura Vestrucci lançait Mmmozza… !, un restaurant-épicerie idéalement situé dans le Marais à Paris. « À l’époque, c’était la folie », souligne-t-elle ; le succès est tel qu’une seconde enseigne ouvre bientôt rue Sainte-Anne. L’ancienne étudiante en architecture y voit le reflet d’une évolution, celle qui pousse les Français à se tourner de plus plus vers le mieux-manger. « Quand je suis arrivée en France, il y a seize ans, c’était choquant, surtout pour une Italienne, de voir les gens manger du Picard et incapables de faire cuire des pâtes », se souvient-elle. Deux ans plus tôt, en 2008, un scandale avait pourtant éclaboussé la mozzarella : des lots contaminés à la dioxine avaient été retirés de la vente en France. La Camorra, la mafia napolitaine, aurait enfoui illégalement des tonnes de déchets dans la zone de pâture des bufflonnes. « Paradoxalement, cela a été une bonne chose, estime Laura Vestrucci. À partir de ce moment-là, les contrôles sont devenus plus rigoureux. » Depuis, les enseignes qui vendent de la mozzarella de qualité, tels La Maison de la mozzarella ou le food truck Mozza & Co., se sont multipliées dans la capitale.

 

L’adoption de la mozzarella par les Français est le fruit d’un long travail. À la tête de l’épicerie fine parisienne Rap, Alessandra Pierini, qui vit en France depuis près de trente ans, en sait quelque chose. Elle est allée à la rencontre des pizzaiolos, par exemple, pour leur expliquer que la mozzarella devait être ajoutée sur la pizza en fin de cuisson, à la sortie du four, pour ne pas rendre trop d’eau. La cuisine italienne est restée très régionale, rappelle Alessandra Pierini, ce qui vaut aussi pour les fromages. Dans le Sud, quand on utilise du lait de vache, on parle de fior di latte (« fleur de lait »). Seul le fromage à base de lait de bufflonne peut revendiquer le titre de mozzarella. Il existe une autre ligne de partage : au nord de Naples, les gens préfèrent une mozzarella ferme ; au sud, ils l’aiment crémeuse. Comme les Français, d’ailleurs, par référence à la crème et au beurre.

 

En France, la mozzarella vient remplir un vide, explique Vincent Moriniaux. L’Hexagone possède quantité de fromages blancs, affinés ou à croûte fleurie, mais aucun à pâte filée, comme la mozzarella. Pour Alba Pezone, Napolitaine d’origine, auteure de In Cucina (Hachette, 2017) : « Les Français aiment à la folie un fromage qu’ils ne connaissent pas. » Ce qu’ils apprécient ? Son absence de goût, sa texture élastique et sa facilité d’emploi. Elle-même, dans ses ateliers de cuisine, propose des dégustations de mozzarella. Ses élèves sont surpris de constater que la vraie mozzarella de bufflonne a un goût prononcé et une couleur nacrée et non blanche ; mais aussi qu’elle n’est guère plus chère, au kilo, que celle qu’on trouve au supermarché. Même la forme est différente. « Mozzarella vient de mozzare, qui signifie littéralement "couper à la main", et cette découpe à la main doit se retrouver dans la forme irrégulière de la mozzarella. »

 

Véronique Richez-Lerouge, auteure de Main basse sur les fromages AOP (Erick Bonnier, 2017), constate avec une pointe de regret que « la mozzarella a été victime de son succès ». « Là où il y a enjeu économique, précise-t-elle, il y a falsification. » Avec un sérieux problème à la clé : le nom « mozzarella » n’a jamais été déposé. Face à la prolifération de fausses mozzarellas, l’Italie a tenté de mettre le holà. Elle a créé en 1996 une IGP (indication géographique protégée). Il était temps. 

 

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