Le camembert, fleuron des fromages français, serait né, au cours de la tourmente révolutionnaire, de l’union clandestine du savoir-faire d’une fermière normande et de la science d’un prêtre briard. Au cours de ce grand remuement où se constitue la nation, la rencontre fortuite de deux traditions régionales aurait donné un nouveau fromage à un pays qui en possédait déjà plusieurs centaines. La scène primitive, celle de l’invention, se déroule en 1791, au manoir de Beaumoncel, à Camembert, petite commune normande du pays d’Auge où Marie Fontaine a rencontré Jacques Harel, son mari. […] En ces temps troublés, les fermiers de Beaumoncel cachent un prêtre réfractaire. Voyant Marie Harel confectionner des fromages à la manière augeronne, le prêtre caché lui suggère d’adopter le procédé de fabrication du fromage de Brie. Ce serait ainsi que, faisant du brie dans un moule à livarot, Marie Harel aurait inventé le camembert.

En convoquant le prêtre, l’histoire du camembert ne fait que se conformer à un lieu commun. Combien d’innovations gourmandes ont une paternité attribuée à des religieux, à commencer par le champagne de Dom Pérignon ! Mais elle innove sur deux points capitaux : elle met le prêtre en rapport avec une femme, association dont même cette version édulcorée ne désamorce pas la charge explosive, et elle le situe historiquement. Cette adhérence du récit mythique à l’Histoire est une caractéristique du mythe du camembert. La concordance de la naissance du camembert avec celle de la République donne pouvoir à ce mythe de révéler les tensions qui parcourent la nation et de proposer des solutions réalisant une nouvelle unité.

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La guerre de 1914-1918 est une étape essentielle dans l’accession à la mythologie nationale. Tout ce qui touche à cette période de notre histoire reste marqué par tant de sacrifices et de communion nationale. Malgré l’horreur insensée des combats, cette guerre réalise l’union de tous les Français et la réconciliation des familles d’opinions opposées depuis la Révolution. Gauche et droite, républicains et cléricaux se sont rassemblés pour défendre la nation sous le drapeau de la République. Deux produits de la terre sont étroitement associés à cette ordalie républicaine, le camembert et le vin. Avant de monter à l’assaut, les soldats, paysans pour la plupart, communiaient sous les deux espèces. Équivalent patriotique du rite catholique de la communion, l’absorption du pinard et du camembert rappelait aux combattants ce pour quoi ils se battaient, leur terre et ses produits. Le camembert n’est-il pas à l’hostie catholique, cette rondelle de pain azyme, ce que le pinard est au vin de messe ? Même forme circulaire, même couleur blanche. Ne différaient que le goût âpre et la consistance molle évoquant pour les soldats à la fois la rudesse et la douceur du pays, la vigueur et la sensualité des femmes qui les attendaient.

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La délicatesse d’un camembert au lait cru ne s’accommode pas d’une conservation au réfrigérateur ; si l’on craint ses effluves, il est conseillé de le consommer sans attendre. Sa présence odorante se renforce quand on le sort de sa boîte puis quand on enlève son papier paraffiné. La consommation constitue le moment de vérité. L’amateur sait alors si son choix a été judicieux ou s’il a été trompé par les apparences. Mis en appétit par l’aspect et l’odeur, il défait l’ultime habillage pour enfin contempler nue la peau duveteuse. Il y enfonce son couteau, la pointe au centre, et découpe une portion. Avant de la porter à sa bouche, il examine la consistance intime et la couleur de la chair. Le camembert idéal est « fait à cœur », sa pâte est homogène, jaune ivoire, avec éventuellement un filet de blanc au centre, assez souple au toucher. Il y a plusieurs manières de le déguster, de la plus policée, dans une assiette avec couteau et fourchette, en enlevant la croûte, à la plus sensuelle, à la main, sans retirer la peau. La pâte doit offrir une très légère résistance à la pression des maxillaires avant de révéler tout son arôme, une saveur légèrement salée, subtilement âcre. Déguster un camembert, ce n’est pas seulement l’ingérer, c’est l’apprécier par tous les sens. D’abord le regard puis les premières caresses, la perception de l’odeur intime, prélude au plaisir ou à la fuite, enfin la consommation, jouissance ou déconvenue.

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Le camembert a été pendant deux siècles une manifestation concrète de la cohésion nationale, et spécialement du lien entre les paysans et les citadins. La disparition des paysans ne peut être sans effet sur l’avenir du camembert et de son mythe, l’intégration européenne non plus. Ces deux phénomènes mettent en effet directement en cause l’identité de la France. Que sera la France, vieux pays rural, sans paysans, quelle personnalité conservera-t-elle dans un ensemble européen uniformisé ? De quel sens le camembert sera-t-il porteur maintenant que la paysannerie a disparu ? A-t-il réellement un rôle à jouer dans la société française autre que celui d’un banal aliment ? Rescapé d’une époque révolue et d’un monde englouti, il devient un témoin de l’Histoire, un messager du passé rappelant aux Français leurs origines paysannes. 

 

 

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