Pourquoi publier un tel ouvrage aujourd’hui ?

Il s’agit à l’origine d’une commande du CNRS. Il existe des grandes grammaires rendant compte de l’état actuel des connaissances de la langue contemporaine pour beaucoup de langues européennes. Je pense notamment à l’espagnol et à l’italien. Il y avait une véritable lacune pour le français. Ce travail était d’autant plus nécessaire que la langue a évolué, et nos connaissances aussi. À présent, l’oral est davantage valorisé, l’écriture sur Internet aussi. Et l’on compte de plus en plus de francophones hors de France. Cette diversité des usages, c’est tout cela que nous avons voulu expliquer et rassembler dans un tout cohérent, destiné à un large public. Nous avons travaillé à partir de textes littéraires, journalistiques, mais aussi d’enregistrements et de corpus de SMS.

Quelles sont les dernières grandes évolutions grammaticales de la langue française ?

D’abord, on retrouve à l’écrit des usages que l’on pensait uniquement oraux. La frontière entre les deux s’atténue. Une question comme « Venez-vous ? » est devenue un peu théâtrale. On écrira davantage « Est-ce que tu viens ? » ou « Tu viens ? ». Ces formes de questions sont anciennes, mais elles sont désormais bien acceptées à l’écrit. Dans les médias, dans la communication politique, on n’hésite plus à utiliser des formes qui étaient auparavant réputées orales et un peu mal vues. On observe globalement une certaine libération du français. Les régionalismes aussi bien lexicaux que grammaticaux sont moins stigmatisés.

C’est très réjouissant pour la linguiste que je suis. Je m’étonne chaque fois que j’entends quelque chose que je croyais rare ou disparu. Par exemple « moult », que certains considèrent comme mort depuis le XVIe siècle, est toujours employé, et plus qu’on peut le croire. A priori il est invariable, mais on le voit de plus en plus écrit avec « s » ou avec « es ». On peut signaler d’autres évolutions qui s’accélèrent, se renforcent, comme l’omission du « ne » à l’écrit dans une phrase négative. À la fin des années 1970, on comptait environ 15 % de « ne » dans les phrases avec « pas », à Paris, dans les conversations. Vingt ans plus tard, ce n’est plus que 7 %. Dans les années 2010, dans les corpus de SMS, donc dans une forme écrite, c’est environ 10 % des cas. Cette omission du « ne » est générale dans toute la francophonie. Au Québec, il a quasiment disparu à l’oral.

De quel œil voyez-vous l’écriture inclusive ?

Je préfère parler de langage inclusif, car cela ne touche pas seulement l’écriture mais la langue dans son ensemble. Notons que cette question de la visibilité des femmes et du féminin ne concerne pas uniquement le français. Des débats très vifs ont lieu actuellement en Allemagne, en Espagne, en Italie. En français, il n’existe pas de genre grammatical neutre. Il y a un certain nombre d’emplois du masculin qui sont génériques : « les habitants », « les participants ». Mais l’ambivalence qui persiste est insatisfaisante, alors on cherche à faire évoluer la langue progressivement. La féminisation des noms de métier, par exemple, est un aspect de ce langage inclusif qui ne fait plus débat aujourd’hui. Des évolutions sont en cours, comme le doublé « Françaises, Français », qui apparaît déjà avec le général de Gaulle en 1945. On dit de plus en plus « les hommes et les femmes », « les citoyens et les citoyennes ». Une question que l’on ne se pose pas encore, en revanche, c’est l’ordre des mots de ces doublés. Dans la pratique, le masculin est encore largement placé avant. On dira « père et mère » ou « frères et sœurs » et non l’inverse. Va-t-on en prendre conscience ? Est-ce que cela va changer ? Je suis curieuse de voir comment vont évoluer ces usages. En anglais, l’inversion a eu lieu dans les années 1980. On a cessé de dire « father and mother » au profit de « mother and father ». Ce n’est pour l’instant pas du tout le cas en français. Ce serait facile d’inverser nous aussi, notre grammaire le permet déjà. Pour ce qui concerne l’écriture inclusive, que nous appelons plutôt « compacte », je ne pensais jamais l’utiliser, et pourtant cela m’arrive. Elle peut être commode dans certaines situations.

Avez-vous fait des découvertes au cours de vos longues recherches ?

Oui, bien sûr ! Nous avons notamment découvert que l’accord de proximité n’était pas mort, contrairement à ce que l’on aurait pu croire. Lorsque l’on coordonne un masculin et un féminin, accorde-t-on systématiquement au masculin ? Au XVIIe siècle, il existait des cas d’accord féminin. On a découvert qu’en français contemporain, l’accord au féminin était encore bien vivant, notamment avant le nom. On écrit toujours : « mon frère et ma sœur sont venus », mais on dit : « certaines régions et départements ». On ne voit d’ailleurs pas très bien comment le dire autrement.

À quel moment décide-t-on de figer une règle de grammaire ?

Tout dépend de ce que l’on appelle une règle. En tant que linguiste, une règle est ce que l’on découvre. Elle préexiste au discours grammatical. Les règles, c’est ce que l’on a dans la tête, ce qui nous permet de construire des phrases à partir de mots et de leur donner un sens. Souvent, il s’agit plutôt de tendances. On ne peut pas décider de changer la manière dont la langue fonctionne, mais on peut donner des conseils d’usage. La langue française est vivante.

Quand on entend « grammaire », on pense pourtant aux leçons rigides du cours élémentaire. Devrait-on l’enseigner avec plus de souplesse ?

L’enseignement est souvent focalisé sur l’écrit et sur l’orthographe. Cet ouvrage aimerait montrer que la langue est un système qui permet de construire des phrases et de les interpréter. Nous ne voulons pas nous mettre à la place des enseignants ou des personnes qui bâtissent les programmes scolaires et qui font très bien leur travail, mais il est vrai que si la grammaire consiste uniquement en l’étude d’un texte d’un auteur ancien, c’est dommage. On crée un très grand écart entre la pratique de la langue des jeunes et l’usage qu’on leur donne en exemple. En partant davantage de leur pratique orale, on pourrait peut-être les aider à décortiquer leurs propres usages et à distinguer ainsi plus facilement une subordonnée relative d’une circonstancielle, par exemple ; leur montrer que la grammaire est partout : dans les SMS, les recettes de cuisine, les commentaires sportifs… La grammaire, ce n’est pas juste l’équivalent du Père Fouettard.

Quel impact les usages numériques ont-ils eu sur la grammaire ?

Disons qu’avec Internet, la diversité des usages du français est plus visible. L’oral, c’est volatil. À part pour nous, linguistes, qui allions enregistrer des conversations et qui regardions les transcriptions de radio et de télévision, l’oral ne sautait pas aux yeux comme maintenant. Avec Internet, les gens écrivent de plus en plus et on a sous les yeux cette diversité des usages. Ce qui change un peu, c’est l’insertion d’émoticônes, ou d’émojis. C’est aussi de la grammaire : on ne met pas n’importe quel signe n’importe où. Ils appartiennent à la ponctuation et correspondent assez bien à des marqueurs gestuels ou faciaux qui manquent à l’écrit.

Trouvez-vous les débats actuels autour de la langue pertinents ? Les francophones se posent-ils les bonnes questions ?

J’ai l’impression que les gens sont un peu perdus. Avec un discours normatif qui critique les usages qui s’écartent du bon usage littéraire, chacun se sent forcément défaillant. Soit ils culpabilisent, soit ils revendiquent de parler n’importe comment. C’est frappant, cette passion qu’ont les Français pour la langue et pour la grammaire, et en même temps nous aimerions que ce soit une passion gaie. C’est souvent une passion triste. Il est souvent question de censure, d’interdictions. La grammaire, c’est l’amour de la langue, ce n’est pas la police de la langue. 

Propos recueillis par MANON PAULIC

 

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