Il pourrait sembler qu’en France il y ait des questions plus urgentes ou plus vitales que celle de la défense de la langue française. Pourtant un certain nombre de journaux ou hebdomadaires consacrent une ou plusieurs colonnes d’une façon régulière à ladite défense. Je ne trouve pas le propos futile, mais il me semble que l’entreprise est en général marquée par l’esprit de défaite... car c’est toujours du point de vue de la défensive qu’une pareille défense est faite et cette défense se réduit toujours à des « défenses » et à des interdictions. On ne pense qu’à entretenir, conserver, momifier. C’est du point de vue de l’offensive qu’il faut défendre la langue française, si l’on peut encore employer ce mot – mais depuis le Serment de Strasbourg ne l’applique-t-on pas à des langages qui sont devenus pour nous à peu près incompréhensibles ? Les philologues et les linguistes n’ignorent pas que la langue française écrite (celle que l’on « défend » en général) n’a plus que des rapports assez lointains avec la langue française véritable, la langue parlée. Toutes sortes de raisons font que cet abîme n’apparaît pas clairement : le maintien de l’orthographe, l’enseignement obligatoire, l’automatisme qui fait passer d’une langue à l’autre dans les circonstances officielles, administratives ou solennelles. Mais le changement est profond. Le vocabulaire se modifie insensiblement, enrichi surtout par les actualités et les événements, mais c’est surtout la syntaxe du français parlé qui s’éloigne de plus en plus de la syntaxe du français écrit. 

On comprend que les pouvoirs aient toujours cherché à cacher cet état de choses. Ce n’est certes pas aux professeurs à faire cette révolution du langage. Ce qui est étrange, c’est que cette transformation ait échappé à la plupart des écrivains, disons à presque tous jusqu’à ces dernières années. Ils ont cherché l’originalité dans des domaines certes infiniment respectables, et souvent métaphysiques. Mais ils n’ont pas vu que c’est dans l’emploi d’un nouveau « matériau » que surgirait une nouvelle littérature, vivante, jeune et vraie. L’usage même d’une langue encore intacte des souillures grammairiennes et de l’emprise des pédagogues devrait créer les idées elles-mêmes. Dans un article récent, un jeune poète que j’estime déclarait qu’il était persuadé que la langue dont se sont servis Racine, Voltaire, Chateaubriand, Anatole France et Paul Valéry contenait dans sa substance toutes les possibilités ! Voilà très précisément ce que je mets en doute. C’est l’usage de l’italien qui a créé la théologie poétique de Dante, c’est l’usage de l’allemand qui a créé l’existentialisme de Luther, c’est l’usage du néofrançais de la Renaissance qui a fondé le sentiment de la liberté chez Rabelais et Montaigne. Un langage nouveau suscite des idées nouvelles et des pensers nouveaux veulent une langue fraîche. Il ne s’agit pas de « forger de toutes pièces un nouveau langage », comme m’en accuse le poète dont je parlais plus haut, mais bien de donner forme à ce qui ne saurait se couler dans le moule cabossé d’une grammaire défraîchie. Le français contemporain ne deviendra une langue véritable et féconde que lorsque les philosophes eux-mêmes l’utiliseront, et naturellement les savants. Je salue donc ici le premier mathématicien qui écrira un traité d’algèbre dans cette langue nouvelle qui est un des rares biens qui restent à ce pays. 

Bâtons, chiffres et lettres © Éditions Gallimard, 1950

 

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