Il faut défendre la langue française. Tout le monde le dit, ce doit être vrai. Il faut défendre notre grammaire, notre orthographe, l’influence qu’elle a dans le monde. Il faut se mobiliser, s’arc-bouter. L’heure est grave. L’heure a toujours été grave. Donc défendons !

Mais de quoi ? Qui l’attaque ? Où sont les barbares, les hirsutes, les profanateurs sans vergogne ?

Demandez. On vous les nommera :

D’abord, il y a la jeunesse, bien sûr, qui ne fait pas d’effort, mâchouille les mots plutôt que de les dire, invente son propre baragouin que personne ne comprend et massacre consciencieusement celui des adultes par malice, provocation ou inculture, on ne sait plus trop…

Mais s’il n’y avait que cela… Arrive ensuite « La Grande Anglo-Saxonne » et son armada de mots gadgets, faciles, mondialisés. Puis, enfin, l’ennemi infatigable qui revient sans cesse : le « parlé générationnel », avec ses raccourcis, son irrévérence grammaticale, les « wesh », les « cheh ! », les « BG », les « seum », les « belek »… Vous voyez ? Qui en veut à la langue française ? C’est facile. Tous les doigts pointent dans la même direction : la rue !

Sauf que… C’est aussi l’endroit où elle naît, la rue. Toujours. Le français avant d’être une vieille dame un peu raide a été une fille des caniveaux, vernaculaire disait-on, face au grand latin et à l’indépassable grec. Vernaculaire, en voilà un joli mot pour ne pas dire « vulgaire ». La rue, donc. Parce que c’est là qu’on a besoin d’elle, qu’ont lieu les échanges, le commerce, les rencontres. C’est là qu’on s’insulte, qu’on débat, qu’on rigole. Alors elle prend tout, la langue. Parce que c’est exactement ce qu’on lui demande. Et c’est foutraque, ça parle en tous sens. Mais est-ce ainsi que meurent les langues ? Frappées par un trop grand tumulte ?

Non. Ce dont il faudrait vraiment défendre la langue française, c’est de cette part morte qu’elle charrie et qui enfle sans cesse : toutes ces phrases creuses, écran de pensée vide ou dissimulation des vrais enjeux. Langue de bois, langue de publicité qui nous parle par injonctions mielleuses, ou langue des entreprises qui essaie de nous faire passer des méthodes d’aliénation pour de belles innovations, et alors on « performe », on met au point des « process », on organise des week-ends de « team building », on avance par « step », mais l’essentiel est de rester « corporate »…

Il faut aussi la défendre contre ceux qui veulent retirer des mots plutôt que d’en inventer. Les offusqués permanents qui ont décidé d’éradiquer les mauvaises herbes. Oui, il y a, dans notre champ lexical, de vieux mots qui ne sentent pas bon, traînent avec eux leur sale odeur de racisme, de culture coloniale, mais les effacer, c’est gommer l’histoire, c’est se peindre en plus beau que nous ne sommes. La langue porte les traces de nos errances, de nos préjugés, de nos crimes. Ce sont ses cicatrices et les gommer ne nous rendra pas meilleurs, juste amnésiques.

Il faut la défendre, encore, contre ceux qui la vénèrent comme un temple et ne veulent rien changer. Comme si elle n’était belle qu’en étant classique. Et puis, enfin, contre ceux qui ne jouent plus, n’essaient même plus, laissent leur téléphone finir leurs phrases et trouvent cela pratique, oubliant qu’ils capitulent et qu’aucune langue ne survivra plongée dans une conversation d’algorithmes.

Ce que j’aime, moi, dans la langue française, c’est cette tension constante entre la rue et le livre, entre le bouillonnement désordonné d’en bas et les doctes recommandations de nos experts. Ce que j’aime, c’est vivre dans un pays où il existe une « Commission générale de terminologie et de néologie ». Ce que j’aime, c’est quand la langue ne cherche pas à être pure dans son lexique mais entêtante dans son phrasé. Quand elle frappe, cogne, prend l’énergie de l’oralité. Ce que j’aime, c’est voir apparaître des mots, puis les voir vieillir ou disparaître. Ce que j’aime, c’est l’inventivité des insultes, la joyeuse grossièreté, les néologismes, le goût du lointain. Ce que j’aime, c’est lorsque la langue française cesse de se penser comme un centre et reconnaît que sa structure moléculaire est celle de l’archipel. Alors seulement, elle nous invite à la table de la grande curiosité où l’on parle québécois, créole, suisse, belge, où l’Afrique apporte ses mots et les langues régionales les leurs. Ce que j’aime, c’est la façon dont les Haïtiens disent « Demoiselle ! » pour interpeller une jeune fille, c’est entendre mon fils appeler un de ses amis « Hé, gros ! ». Je ne veux pas choisir entre Racine et Rabelais. Entre la pureté de l’alexandrin et l’opulence des listes infinies de « couillon » du Tiers Livre.

On ne sert pas une langue en étant poli avec elle. Les érudits en doutent parfois, mais les écrivains le savent d’un savoir primitif. Le travail d’écriture n’est pas une question de révérence, de doubles consonnes ou d’accord du participe passé. C’est un rythme, un souffle, une syntaxe. Et souvent ceux qui tordent la langue, dans l’ellipse ou la boursouflure, sont ceux qui la célèbrent le mieux.

Alors non, décidément, l’ennemi, ce n’est pas la rue, c’est le formol et l’ennui ! 

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