Si ferme que soit la volonté de Manuel Valls de moderniser le parti socialiste, il est probable que le ­Premier ministre éprouvera le plus grand mal à dominer les handicaps auxquels son parti n’a cessé d’être exposé depuis la période charnière de 1958-1962 qui a marqué les débuts de la Ve République. 

Le premier handicap ­résulte, sans surprise, de la division entre les courants historiques de la gauche socialiste, incapables, dès l’origine, de s’accorder sur une stratégie pragmatique d’exercice du pouvoir, en jouant le jeu de la démocratie parlementaire non seulement dans la forme, mais dans le fond. La rivalité avec le Parti radical sur sa droite puis, après la Grande Guerre, avec le Parti communiste, sur sa gauche, a compromis ses chances de prendre, comme ses homologues européens, le cap de la social-démocratie. Il en résulte que, aujourd’hui encore, l’insatisfaction devant l’exercice, voire la modeste « occupation » du pouvoir, théorisée naguère par Léon Blum, ne parvient pas à effacer tout à fait le rêve avorté de la conquête du pouvoir. Être socialiste, en France, aujourd’hui, c’est toujours, peu ou prou, avoir pour but de « changer la vie ». Au fil des déceptions rencontrées dans la poursuite de ce projet, l’expression, qui a donné son titre au programme du PS de 1972, n’est plus guère usitée. Mais, dans la conscience des adhérents du parti, le primat du ­social, le souci de faire triompher une conception idéale de la justice, est demeuré vif, sinon intact. En 2014 encore, il est frappant que, là où l’élu de droite se sent lié à ses électeurs par la seule obligation de rendre son pays plus prospère et plus fort, les « frondeurs » du PS invoquent pour principal argument contre le « libéral-socialisme » du Premier ministre le reproche de trahir les clauses de son mandat. La droite, de fait, a toujours répugné à se laisser prendre au piège d’un programme : le mot même était prohibé sous de Gaulle. Le leader de droite veut avoir les mains libres pour s’imposer comme le gardien de l’intérêt général, alors que son homologue de gauche s’épuise à mettre en œuvre la longue liste des engagements destinés à répondre aux demandes d’égalité, non seulement formelle, mais réelle, portées par la société. 

Pratiquement, selon les frondeurs, Manuel Valls ne fait pas autre chose que reprendre à son compte la stratégie du parti conservateur qui s’est, dès l’origine, donné pour vocation de gérer les affaires et de sauver les meubles – quitte à anticiper sur les risques éventuels de désordre en opérant lui-même les réformes économiques et sociales qu’il juge inévitables : de Tardieu à ­Sarkozy en passant par de Gaulle et Giscard, cette ligne a été constante. La logique de la politique menée par le Premier ministre serait ainsi de sauver la gauche en sortant du socialisme. Mais il est clair que, pour ne pas dériver vers la sortie de la gauche, il lui faut démontrer qu’il peut assurer, mieux que la droite, la stabilité et l’expansion sans renoncer pour autant au primat de l’égalité. 

Les institutions de la Ve République ne permettent guère à François Hollande, si c’est son but, d’aider Valls dans cette entreprise. L’élection du chef de l’État au suffrage universel convient à la droite, qui, divisée dans l’opposition, se rassemble autour du candidat désigné après l’accession de celui-ci au pouvoir. La gauche a certes compris, depuis Mitterrand, la nécessité de dominer ses divisions pendant la durée d’une campagne pour conquérir l’Élysée. Mais l’absence d’une culture du leadership l’a invariablement conduite à s’écharper de nouveau, dès qu’elle est parvenue aux affaires, sur les moyens de s’y maintenir. 

Enfin, le dernier obstacle n’est pas le moindre. La logique bipolaire introduite, depuis 1962, par la combinaison entre l’élection présidentielle et le scrutin majoritaire à deux tours oblige le président élu à gouverner au centre, de façon à rallier, sur l’autre bord, les voix dont il a besoin pour gouverner – « loi » dont l’ignorance, en 2012, a coûté sa réélection à Nicolas Sarkozy. Or autant le pragmatisme de la droite permet à celle-ci de pratiquer une politique d’ouverture en direction du camp opposé, autant le parti socialiste éprouve des difficultés à rogner sur ses marges du centre, sur le terrain des programmes comme sur celui des personnes. Compte tenu du durcissement des extrêmes favorisé par la crise, le souci du « pas d’ennemi à gauche » est demeuré, plus que jamais, paralysant. Si l’on ajoute que la persistance d’une culture de la fonction publique dans les rangs des élus socialistes continue de peser sur les orientations du pouvoir à travers les votes législatifs, les primaires et les congrès, on souhaite d’avance à ­Manuel Valls, comme aimait à le dire de Gaulle, « bien du plaisir ». 

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