Depuis 1981, le Parti socialiste est redevenu un grand parti de gouvernement. Il a exercé le pouvoir depuis cette date ­aussi longtemps que la droite. Pourtant, le long remords du pouvoir qui fut le sien avant la prise du pouvoir partisan par François Mitterrand, et qui a causé son lent déclin sous la IVe République, ne s’est jamais effacé de sa conscience. La crise qui l’affecte aujourd’hui l’atteste clairement. Au-delà des conflits personnels et des positionnements tactiques, il continue de se poser la même question depuis sa création : comment gouverner sans trahir ses idées ? Comment concilier une réponse adéquate aux contraintes qui pèsent sur l’action gouvernementale et la conservation d’une idéologie, disons même d’une culture, qui se représente le capitalisme comme un mal, les chefs d’entreprise comme suspects et l’économie de marché comme acceptable à la seule condition qu’elle n’impose pas sa logique à celle de l’État redistributeur ? 

Si tous les partis socialistes ont été confrontés à la question de leur rapport au libéralisme économique et à la nécessité de se redéfinir relativement à lui dans un monde globalisé, le parti français avait jusqu’ici tenté de régler ces problèmes à sa façon. La reconstruction de ce ­parti en 1971 sur une ligne de rupture avec le capitalisme et son choix stratégique, presque unique en ­Europe, de s’allier avec un Parti communiste encore puissant à l’époque, au nom de la vieille tradition révolutionnaire française, avaient amené François Mitterrand à estimer que mieux valait ne pas tenter une véritable révision idéologique lorsqu’il s’installa à l’Élysée. Celui-ci mena donc une action gouvernementale plutôt réformiste sans toucher aux tabous de la gauche. Du coup, les questions idéologiques et l’action gouvernementale furent largement déconnectées. 

Dans l’opposition, le parti réaffirmait ses valeurs de gauche puis, au pouvoir, laissait d’autant plus facilement le gouvernement agir que la croissance demeurait assez forte, bien que déclinante, pour mener de front d’importantes réformes sociales dans le sens de la redistribution et l’adaptation à l’économie de marché. Cette adaptation ne fut donc jamais véritablement discutée ni sanctionnée dans les congrès. Le Parti socialiste put ainsi, après la crise de 2008, réaffirmer une position idéologique clairement antilibérale, tout en ayant adopté une déclaration de principes célébrant son acceptation de l’économie de marché. Son retour au pouvoir en 2012 s’effectua donc dans la plus grande ambiguïté doctrinale, ambiguïté qui marqua sa campagne électorale. 

C’est cette déconnection entre politics et policies qui s’avère désormais impossible à maintenir. En effet, l’ampleur de la crise économique, le montant de nos déficits publics, la montée du chômage, nos engagements européens et la croissance zéro de notre économie ont obligé le gouvernement à sortir de l’ambiguïté, au moins dans le discours, et à assumer son choix d’une politique de l’offre qui percute de plein fouet le credo antilibéral du parti. Le pacte de responsabilité symbolise, autant qu’il officialise, le choix d’un partenariat avec les entreprises pour tenter de relancer l’emploi, les politiques précédentes ayant totalement échoué dans ce domaine. Ce qui incarnait aux yeux des socialistes l’opposition entre le bien – l’action redistributrice de l’État – et le mal – l’économie libérale – vole ainsi en éclat. D’où le trouble profond qui a gagné le parti et généré en son sein une réaction de rejet presque existentielle. Dans ces conditions ressurgit la vieille question, mise longtemps sous le boisseau, autant éthique qu’économique, de l’exercice du pouvoir et de sa légitimité dans un environnement international et européen de plus en plus libéral. À nouveau s’exprime la contradiction historique entre la volonté de sauvegarder le patrimoine idéologique et la vocation gouvernementale. Parti protestataire ou parti de gouvernement, ce dilemme est posé au parti socialiste. Il l’est d’autant plus que ses anciens partenaires de gauche semblent avoir choisi la première option. Le moment actuel est donc crucial pour lui, obligé pour la première fois d’opérer un choix clair, le décalage entre les contraintes de l’action gouvernementale et le maintien de l’idéologie antilibérale n’étant plus gérable politiquement. Il est ainsi acculé, dans de mauvaises conditions et à un mauvais moment, à un choix historique qui engagera pour longtemps son avenir. Un choix qu’il ne peut plus différer.

Vous avez aimé ? Partagez-le !