On le sait depuis le psychanalyste Jacques Lacan : le réel, c’est quand on se cogne dedans ! Soyons francs et justes, la France, et pas seulement la gauche, a un problème avec le réel. Elle se cogne souvent dedans. Comment expli­quer sinon notre dépression paradoxale : nous sommes les plus pessimistes au monde alors que notre situation économique et sociale reste enviable et ­enviée. C’est que pour s’approprier le réel, les Français doivent s’y mouvoir collectivement et pour ce faire, la France doit assembler les Français. Or nous sommes le pays par excellence de la diversité. La France n’ayant pas d’origine, mais des origines, l’État s’est constitué durant des siècles, avant la nation. 

Nous pensons que le réel se construit par le politique, les élites, les avant-gardes, or le Premier ministre Manuel Valls parlant de la crise actuelle a cité devant la direction socialiste le penseur espagnol Ortega y Gasset : « On ne sait pas ce qui se passe, mais c’est justement cela qui se passe. » Le réel, non seulement on se cogne dedans, mais il agit et échappe à l’esprit français.

Dans notre imaginaire de la dispute commune, la gauche se voit dévolue la contestation de l’ordre existant afin de porter l’idéal d’un avenir meilleur, commun et égalitaire. La droite postule au contraire la prévalence du commun, de l’unité nationale, pourvu que la liberté des individus soit assurée. La gauche a donc la conviction que le souhaitable est possible. En situation de responsabilité, elle déçoit, selon les époques et les typologies, la classe ouvrière, le peuple, le salariat, les exclus. Les catégories populaires ou les classes moyennes doutent alors de sa capacité à faire bouger le réel...

La nouveauté réside dans un changement de notre situation que la gauche peine à s’approprier pour des raisons culturelles. La question n’est plus de savoir si le souhaitable est possible, avec quelles forces sociales, quels outils économiques, sociaux, politiques et étatiques. C’est le paysage qui a changé. 

Sur le plan économique et social, l’avenir porté par la globalisation est perçu comme régressif. Changer le réel ? Non, plutôt le conserver ! Le pays est antilibéral et non anticapitaliste. Il veut le maintien des rapports sociaux. C’est la mondialisation, l’internationalisation et l’ouverture des frontières au capital et au travail, qui développe les forces productives et remet en cause chez nous les acquis sociaux, soit le contraire de ce qu’attendait Marx. De sorte que tous les Français souhaiteraient la préservation de notre modèle social et républicain égalitaire. Le clivage n’est plus entre l’électorat de gauche qui voudrait une politique de la demande et l’électorat de droite qui souhaiterait une meilleure compétitivité des entreprises et, à la clé, une politique de l’offre. Le clivage gauche/droite dans le pays se fait sur la possibilité de préserver notre modèle social et républicain. La gauche pense que c’est possible au risque du conservatisme et du déclin, la droite estime que ce n’est plus possible et qu’il faut survivre, quitte à remettre en cause notre modèle. L’actuel FN, lui, prône le renfermement national, au risque de casser l’identité française issue de notre façon de faire du commun avec du divers. 

Pour s’approprier le réel, la gauche politique doit accepter que c’est lui qui agit et échappe. Que ce sont les peuples qui font l’histoire. Que ce sont les individus assemblés, les personnes – avec leurs émotions, intérêts et imaginaires au sein des territoires, entreprises, nations –, qui font l’économie et la politique, et non l’inverse. Mais historiquement mue par la lutte sociale, la gauche s’est progressivement déportée vers une approche du réel mécaniste, essentiellement économiste et technocratique, qui l’éloigne de la compréhension de l’imaginaire français. Son problème avec le réel est aujourd’hui d’abord culturel. 

Vous avez aimé ? Partagez-le !