Au regard de l’Histoire, la gauche éprouve-t-elle viscéralement une diffi­culté, voire une impossibilité à gouverner ? Et pourquoi ?

André Siegfried écrivait vers 1930 : « La gauche ne peut que difficilement être un parti de gouvernement, puisque à ses yeux l’esprit de gouvernement est au fond quelque chose de réactionnaire. Elle admettra la poigne jacobine dans une transe de salut public, mais guère davantage… » Je dirais plutôt qu’il existe un écart entre les idéaux de la gauche, surtout socialiste, et les impératifs d’un gouvernement. 

Ce n’est pas la première fois qu’un tel écart se creuse ?

Léon Blum a voulu répondre à la question : les socialistes peuvent-ils gouverner dans une société capitaliste ? Au prix d’une acrobatie intellectuelle, il a distingué la conquête du pouvoir, qui équivalait à la révolution, et l’exercice du pouvoir, qui était l’essai d’une politique réformiste dans la légalité (l’« expérience » du Front populaire). 

Un gouvernement socialiste est fait pour décevoir : ses projets élaborés dans l’opposition rencontrent maints obstacles une fois remportée la victoire électorale. L’épreuve de la réalité, la contingence, les contraintes qui se dressent, les compromis nécessaires ne peuvent que laisser frustrés les militants de gauche. De sorte que la gauche est plus à l’aise dans l’opposition.

Depuis l’échec du programme socialiste et le tournant de 1983, les socialistes, sous la conduite de Mitterrand, se sont peu à peu accoutumés aux responsabilités du pouvoir. Mais il reste en leur sein une aile radicale toujours prête à dénoncer la « trahison » de l’idéal. Le socialisme français est né en 1905 sous le drapeau de la SFIO, définie comme un parti de classe, dont le but était la révolution sociale. La naissance du Parti communiste en 1920 a pris le relais, mais le Parti socialiste a refusé d’abandonner au PCF le monopole du projet révolutionnaire : la « vieille maison » a rejeté le léninisme, mais elle est restée marxiste. En 1971, le congrès d’Épinay du nouveau PS a réaffirmé la finalité du parti : la « rupture avec le capitalisme ». La gauche de la gauche, y compris la gauche du PS, n’a pas abandonné cette perspective, ce qui explique qu’un gouvernement de gauche prendra toujours la figure de la désertion aux yeux d’une partie des siens.

Ce qui arrive à la gauche – un gouvernement démissionné puis reformé en quelques heures – est-il sans précédent ?

Il y a toujours eu au PS des opposants aux Premiers ministres socialistes. Souvenez-vous des deux septennats de François Mitterrand. Les tiraillements ont été nombreux avec Pierre Mauroy et plus ­encore avec Michel Rocard. Édith Cresson a quitté le gouvernement Rocard un an avant de lui succéder à Matignon. Jean-Pierre Chevènement a démissionné par deux fois. En 1991, protestant contre la participation française à la guerre contre l’Irak, il avait eu la fameuse formule : « Un ministre ça ferme sa gueule ou ça démis­sionne. » Dans le gouvernement Guy Mollet, en 1956, deux hommes de gauche ont démissionné : Mendès France à cause de la politique algérienne du président du Conseil, et Alain Savary à cause de l’affaire de l’avion de Ben Bella détourné par les autorités françaises.

Qu’est-ce qui selon vous définit ­aujourd’hui la gauche et ses valeurs, ­comparé à hier ?

À partir du moment où le but du mouvement socialiste (la révolution, la société sans classe) a cessé d’être crédible, la gauche française, qui n’était pas de culture sociale-démocrate, connaît une crise d’identité. Qu’est-ce qu’une politique de gauche dans le grand marché, la mondialisation, l’interdépendance financière, monétaire, économique entre la France et les autres pays ? Une fois Marx laissé de côté, la gauche doit se ressourcer dans les valeurs républicaines, celles qui sont issues du siècle des Lumières et de la ­Révolution : la liberté, l’égalité, la solida­rité sociale, la laïcité… C’est sans doute sur le terrain sociétal qu’elle s’identifie le plus facilement (émancipation des femmes, PACS, « mariage pour tous »…). 

Pensez-vous qu’en choisissant la ligne Valls, la gauche trahit ses idéaux ? Autrement dit, revivons-nous l’opposition entre Clemenceau (cet « homme de gauche maudit par la gauche », selon votre forte expression) et Jaurès ?

Pour moi, Manuel Valls n’est pas « socialiste ». Il représente la gauche républicaine, laïque, progressiste certainement, réformiste, mais éloignée des fondements idéologiques du socialisme historique, Épinay compris. Votre comparaison entre Valls et Clemenceau affronté à Jaurès n’est pas fausse. Mais Jaurès lui-même s’agaçait des surenchères idéologiques et appelait à faire coïncider les mots et l’action. Voici ce qu’il disait à ses camarades au congrès de Toulouse en 1908 : « Eh bien, je demande, camarades, comment vous irez au combat, comment vous éduquerez le prolétariat, si votre action est d’un côté et vos formules de l’autre, s’il y a perpétuellement entre l’action et le mot, entre le vigoureux instinct de bataille qui est le nôtre et la stérilité des négations doctrinales, une contradiction mortelle. » Et Jaurès disait cela sans jamais avoir gouverné ! La différence est évidemment que Jaurès, à son époque, adhérait au projet collectiviste, ce qui n’est pas le cas de Valls. Mais c’est vous dire qu’il y a eu, qu’il y a toujours, une gauche de la gauche (­dedans et hors du parti) qui parle de « trahison ». Et puisque je ne suis pas avare de citations, en voici une dernière, d’Anatole France : « Il faut tirer l’art du gouvernement des nuages de la métaphysique pour le ramener à la réalité des choses. »  

Propos recueillis par Éric Fottorino

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